Jérôme Noirez
Lors des dernières Utopiales 2015, en déambulant dans les allées du salon, j’ai eu la chance de rencontrer le binôme à l’origine de l’étonnant ouvrage Demain, les animaux du futur, publié aux éditions Belin, à savoir les sieurs Marc Boulay, paléoartiste et Sébastien Steyer, paléontologue. Séduit par leur ouvrage et par la réelle sympathie dégagée par nos deux compères, je n’ai guère résisté à l’envie d’en savoir un peu plus sur leur travail respectif. Cette page du fictionaute.com reprend un entretien avec Sébastien Steyer, en parallèle avec celui de Marc Boulay. Sébastien est paléontologue au CNRS, affecté au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris. Auteur du livre à succès La Terre avant les dinosaures, disponible aux mêmes éditions Belin, il parcourt le monde à la recherche de fossiles. Qu’il soit ici remercié d’avoir accordé au fictionaute.com un peu de son temps. Place au voyage dans le temps, non point vers un quelconque passé antédiluvien, mais vers un futur fort fort lointain…

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Demain, les animaux du futur

Rencontre avec
Sébastien Steyer

Propos recueillis en 2016 par Lionel Gibert

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lefictionaute : Demain les animaux du futur offre un réel plaisir de lecture, oscillant entre les aventures verniennes des Extraordinaires voyages et les fameux Livres dont vous êtes le héros de notre enfance, plongeant ainsi le lecteur au plus proche de l’action trépidante qui parsème les pages de cet ouvrage. Choix des plus judicieux.

Sébastien Steyer : Eh bien merci ! Les livres dont vous êtes le héros, j’en ai effectivement pas mal bouffé quand j’étais jeune, et c’est marrant que cela se retrouve ici (rires). La narration est davantage de mon fait. Le travail de Marc, lui, s’est orienté sur la construction de la plupart des animaux du futur. Il m’envoie des sculptures numériques brutes et j’essaie d’identifier la bête, comme je le fais sur le terrain quand je découvre un nouveau fossile : je repère des caractères anatomiques qui permettent d’identifier le groupe, et d’autres qui me semblent nouveaux. Je construis comme cela une histoire évolutive. J’envoie ensuite mon texte à Marc, et cela nourrit son imaginaire. Il affine sa bête, puis, une fois validée, Marc s’amuse à la décupler : il peut en faire des variantes, avec une espèce forestière, une espèce désertique, une espèce inféodée aux steppes, etc. Et concernant la narration, j’ai essayé de mettre finalement le lecteur au cœur de l’action, en usant de la quatrième personne. Le « nous » reste assez indéfini, on sent bien que ce sont les auteurs, mais cela concerne aussi les lecteurs, et si cela marche, je suis hyper content !

Peux-tu nous présenter en quelques mots la théorie de l’évolution ?

Houla ! La théorie de l’évolution en quelques mots, ça va être dur ! (rires) Ce n’est pas une théorie d’abord, c’est un fait, puisque l’on observe des espèces en train de se faire, ce que l’on appelle des spéciations ! Par exemple, une espèce peut apparaître parce que sa population est séparée par une barrière géographique (on parle d’allopatrisme) ou simplement par une barrière génétique. En général, on observe plus facilement les barrières génétiques, car il faudrait vivre plusieurs siècles pour voir en effet une barrière géographique devenir hermétique et générer ainsi des espèces nouvelles. En labo, on étudie par exemple des populations de bactéries soumises à différents paramètres, pressions, températures, composition de la solution, etc. Parfois, lorsque l’on fait varier des paramètres, de nouvelles populations peuvent apparaître : elles présentent un génome légèrement différent qui peut, à terme, générer une nouvelle espèce. Il faudrait parler en réalité de modèle évolutif, car les discussions s’orientent plutôt vers les processus évolutifs eux-mêmes : a-t-on affaire à une évolution darwinienne, à une évolution lamarckienne ou autre ? C’est sur ce point que les avis divergent. En fait, cela dépend des organismes, et il se trouve que la plupart des groupes évoluent plutôt selon un modèle darwinien, c’est-à-dire que le brassage génétique génère ou pas des formes nouvelles qui sont retenues ou non par la sélection naturelle. Il y a donc une part importante de hasard puisque de nouvelles formes peuvent apparaître par mutations, lesquelles peuvent intervenir quasi n’importe quand au cours du développement et n’importe où. La sélection naturelle est également contingente, elle ne peut pas se résumer à une sacro-sainte adaptation qui forgerait progressivement des espèces nouvelles dans un but donné : même si vous semblez adapté à votre environnement, il suffit qu’une météorite passe par là, et on n’en parle plus !

Les animaux du futur présentés dans l’ouvrage ont-ils une chance d’apparaître puisque l’homme justement tend à contrôler son milieu et à limiter la sélection naturelle ?

En fait, on n’a pas réfléchi comme cela, puisque notre travail s’est effectué dans un cadre purement spéculatif, nommé d’ailleurs la biologie spéculative. On ne s’est pas dit : voilà, cette forme de vie là a tel ou tel pourcentage de chance d’apparaître parce qu’elle dérive d’un clade qui se porte bien aujourd’hui, etc. On a certes utilisé des groupes actuels bien diversifiés, notamment chez des vertébrés pour des raisons de lisibilité. On aurait pu faire un bouquin uniquement sur des bactéries possibles du futur, ou sur des plantes, ou encore sur des arthropodes, mais il nous a semblé difficile de faire du neuf avec ces groupes tellement ils ont exploré de formes et de structures variées au cours de leur évolution. Nous nous sommes donc concentrés sur des vertébrés sans vraiment penser à des pourcentages d’apparition, car nous ne sommes pas dans un cadre de modélisation ni de prédiction. L’évolution des espèces n’est heureusement pas prédictible, car elle fait intervenir une infinité de paramètres ; disponibilité en nourriture, présence de prédateurs, pressions de compétition, variations climatiques, pour n’en citer que quelques-uns. Il faudrait un ordinateur quantique pour les prendre tous en compte et obtenir peut-être des pourcentages de chances d’apparition !

Dans votre livre, l’homme n’est pas présent, même au regard de ces 7 milliards d’individus que compte aujourd’hui la planète. Alors, même s’il devait y avoir cette sixième extinction, l’homme serait-il condamné à disparaître ?

Nous sommes en effet très nombreux, mais aussi très fragiles. Un petit virus et c’en est peut-être fini de l’espèce humaine ! C’est valable aussi pour d’autres espèces bien sûr. En fait, cette absence d’humain dans notre scénario est surtout due au fait que nous ne souhaitions pas refaire ce qui a déjà été fait. Beaucoup d’auteurs ont déjà traité de l’homme du futur : H.G. Wells par exemple avec sa machine à explorer le temps, Barjavel et son voyageur imprudent, et bien d’autres. La deuxième raison, c’est que l’on voulait montrer que l’homme n’est pas l’aboutissement de l’évolution. Certes nous sommes très nombreux et modifions considérablement notre biosphère, notre planète, par notre impact écologique. Mais la sélection naturelle existait bien avant l’homme et existera encore bien après ! Du coup, nous avons également supprimé toutes les espèces dépendantes ou sélectionnées par l’homme, comme les espèces domestiques.

Quel est pour toi le plus beau succès de l’évolution actuellement ?

Les bactéries ! Ce sont parmi les premières formes de vie apparues sur Terre il y a 3,5 milliards d’années. Elles sont toujours là et se portent très bien ! Sans les bactéries, de nombreux organismes, pour ne pas dire de nombreux groupes entiers ne pourraient même pas exister. Pensez par exemple aux organismes qui vivent en symbioses avec les bactéries : champignons, algues ou autres plantes, animaux, ces organismes sont très nombreux. Pensez aussi au rôle important des bactéries dans le monde vivant. Les bactéries sont pour nous essentielles à la digestion. Dans notre corps, on compte entre un et deux kilos de bactéries ! On ne pourrait quasiment rien faire sans elles. C’est ce que Gould expliquait très bien dans ses bouquins, notamment dans L’Éventail du vivant. Quand on regarde l’arbre de la vie en termes d’évolution et de phylogénie, la plupart des branches sont occupées par… les bactéries !

L’évolution d’une espèce est toujours contrainte par les informations génétiques dont disposent les individus d’une population. Quelles sont donc les limites à l’évolution dans la mesure où, si l’on bénéficie parfois de certaines informations utiles, d’autres fois ces informations font purement défaut ? Quels sont les caractères que l’on ne pourra jamais avoir puisqu’on ne dispose pas des informations génétiques nécessaires sachant que même s’il y avait une mutation sur une information, on ne l’observerait pas ?

Certaines données ou informations ne sont pas encore observables, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles n’existent pas. Dès que la vie est apparue, avec ses molécules organiques autorépliquantes, les copies n’ont pas toutes été identiques, sauf dans le cas du clonage ou de la parthénogenèse. À partir de là, puisque les copies ne sont pas toutes identiques, des différences sont apparues et apparaissent encore. Ce sont ces différences-là qui peuvent générer des formes de vie nouvelles.

En se référant à votre ouvrage, on constate la présence de couleurs parfois très marquées, notamment celles concernant le perroquet-tyrannosaure, le Tyrannornis Rex. Comment avez-vous procédé pour le choix des couleurs avec Marc ?

(Rires) J’ai laissé l’artiste s’exprimer ! Marc est aussi paléoartiste d’ailleurs. Cela fait presque plusieurs décennies que l’on travaille ensemble. Il reconstitue les espèces fossiles que je découvre sur le terrain. Je lui envoie mes photos de fossiles, mes dessins, et parfois des moulages. De son côté, il redonne vie à l’animal grâce à ses connaissances en biologie et en anatomie comparée. Mais concernant la couleur, les paléoartistes, dans leurs paléoreconstitutions, doivent interpréter parce que la couleur d’un organisme ne se fossilise pas. L’artiste naturaliste spécule en fonction de ses connaissances sur la nature actuelle. C’est le cas typiquement des oiseaux ou des espèces qui ont des comportements assez complexes, au dimorphisme sexuel assez marqué : ces formes de vie peuvent alors présenter divers apparats, des plumes chez les oiseaux ou des couleurs assez flashy chez les insectes sociaux par exemple. De même, quand l’espèce est venimeuse, elle le dit haut et fort par des couleurs bien spécifiques et bien marquées. À l’inverse, des organismes qui occupent des positions plus classiques dans les écosystèmes forestiers par exemple possèdent des tons plutôt neutres afin de se fondre dans le décor. Du coup, je laisse l’artiste s’exprimer. Ce que j’aime bien chez Marc, c’est qu’il n’hésite pas à se servir de toute la palette de couleurs, notamment chez les oiseaux du futur qu’il a imaginé et où il reprend certaines formes et couleurs qu’il observe dans la nature actuelle. Comme les plumes exubérantes des paons chez les mâles, qu’il reprend par exemple chez des oiseaux femelles du futur, histoire de renverser les valeurs ! C’est ça qui est amusant. Mais cela reste tout à fait spéculatif, une spéculation appuyée par cette petite base d’observation de la nature actuelle et par son expérience sur les paléoreconstitutions.

Vous dites par ailleurs dans votre ouvrage, à propos de Galilée, qu’il a visé juste en affirmant que « le livre de la nature est écrit en langage mathématique ». Que faut-il comprendre par cette formulation ?

Il faut comprendre que, grâce aux mathématiques, on peut expliquer beaucoup de choses en écologie ou en thermodynamique par exemple, en utilisant les outils statistiques.

On peut donc essayer de modéliser une partie de l’évolution.

En biologie des populations oui. Chez les écologues qui étudient des populations de carnivores et d’herbivores dans un espace restreint. Là, à coups d’équations différentielles, ils sont capables, non pas de prédire, mais de quantifier d’éventuelles variations en cas de changement de populations. Ces scénarios sont modélisés, mais ils concernent seulement une aire donnée occupée par des populations distinctes et dans une tranche de temps restreinte. Rien à voir avec l’évolution des espèces au cours des temps géologiques et à l’échelle de la planète.

Concernant la tectonique des plaques que vous évoquez dans un quatrième et dernier chapitre, dans 10 millions d’années, la position des continents aura changé. La position de la Bretagne se retrouvera beaucoup plus au nord par exemple et cette tectonique des plaques jouera sur le climat. Ce mouvement tectonique a-t-il une influence prépondérante sur l’évolution des animaux ?

Indirectement oui, parce que le climat agit aussi sur l’évolution de certains groupes et que la tectonique agit notamment sur le climat. L’Antarctique, en tant que plaque tectonique, est un bel exemple : lorsqu’elle était soudée à l’Australie et à l’Amérique du Sud, elle-même en contact avec l’Amérique du Nord, elle a favorisé la dispersion de certains marsupiaux par exemple. Ces mammifères sont présents encore aujourd’hui en Australie et en Amérique du Nord et des fossiles font le lien justement entre ces deux mondes. On voit donc clairement que la tectonique des plaques influe sur l’évolution des espèces. Au cours des temps géologiques, des formes terrestres se mélangent lorsque leurs plaques tectoniques respectives se rencontrent, il y a des migrations et des brassages génétiques qui s’effectuent souvent dans les deux sens d’ailleurs. Inversement, quand deux plaques s’écartent, les formes terrestres sont séparées, isolées, mais pas les formes marines ! L’océan résultant de l’écartement des plaques peut faire le lien entre des populations. C’est ce que l’on observe au Permien par exemple : l’écartement de l’Afrique et de l’Amérique du Sud produit l’ouverture de l’océan Atlantique Sud dans lequel s’épanouissaient de petits reptiles côtiers, les mésosaures, que l’on retrouve fossilisés en Afrique du Sud et au Brésil !

Après avoir travaillé sur cet ouvrage au succès bien légitime, quels sont tes projets actuellement ?

Concernant mes projets de vulgarisation des sciences, on vient d’être contactés avec Marc par un producteur et un réalisateur très motivés pour adapter Demain, les Animaux du Futur en une sorte de docu-fiction. On serait ravis de voir nos animaux du futur à l’écran ! Toujours en lien avec la diffusion des connaissances, je travaille actuellement, avec plusieurs collègues, sur les sciences dans Tolkien. L’univers de Tolkien, très construit, sa Terre du Milieu, ses personnages, son bestiaire fantastique, etc. pourraient servir de prétexte pour diffuser les connaissances, en fonction de la spécialité de chacun. Ainsi, un spécialiste des éléphants fossiles nous parlera des Oliphants, un spécialiste d’arthropodes des araignées géantes, un collègue géologue de la géomorphologie de la Terre du Milieu, etc. Ce collectif est prévu pour l’année prochaine, en 2017 si tout va bien. En ce qui concerne mes projets de recherche, en tant que paléontologue, j’espère retourner prospecter et fouiller cet été soit en Zambie, soit peut-être en Namibie, pour essayer d’en savoir plus sur ce qui s’est passé pendant la grande crise Permien-Trias, période sur laquelle je travaille. Je travaille plus spécifiquement sur les stégocéphales, les amphibiens anciens, sur des terrains qui s’étendent du Carbonifère jusqu’au Trias. C’est une échelle temporelle assez vaste !

Voilà de quoi occuper un présent bien chargé ! Merci à toi et rendez-vous pris pour la sortie de ce collectif l’année prochaine. Pour tout savoir sur la phylogénie des Elfes… et des autres ! 

Vidéos

Demain les animaux du futur. Rétrospective 2015 (V02). Marc Boulay.

Demain les animaux du futur. Ideas in Science.

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