Publié aux éditions Delcourt, dans la série Jour J, Le Prince des ténèbres est une histoire en trois parties dont les deux premiers tomes sont sortis simultanément au mois d’août. À partir d’un événement marquant du début du XXIe siècle — les attentats du 11 septembre 2001 — les scénaristes Fred Blanchard, Fred Duval et Jean Pierre Pécau nous embarquent dans les investigations menées par trois agents du FBI, lesquels ont permis d’empêcher ces attentats. Avec au dessin Igor Kordey, ces deux premiers tomes nous transportent dans cette réalité alternative.
Infos pratiques
Le Prince des ténèbres
Duval, Pécau
& Kordey
& Kordey
Éditions Delcourt
Chronique réalisée par Lionel Gibert
HISTOIRE
En cette fin d’année 2004, la silhouette de la statue de la Liberté se dessine sous le regard de deux agents fédéraux. On aperçoit ensuite les Twin Towers qui se dressent, tandis que la foule acclame John Kerry, nouvellement élu président des États-Unis d’Amérique. Il succède en cela à Georges Bush. Non ! Vous ne rêvez pas : nous sommes bien en décembre 2004 ! Dans cette réalité alternative, les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas eu lieu. Comment est-ce possible ?Nous suivons l’agent du FBI John O’Neill et ses collaborateurs dans une enquête qu’il mènera cette fois-ci jusqu’au bout.
Janvier 2005, John Kerry devient donc le 44e président des États-Unis. Lors d’un entretien avec son vice-président Barack Obama pour la nomination de ses futurs collaborateurs, celui-ci retrace l’enquête menée par John O’Neill. Juin 1996 : un camion piégé détruit les tours de Khobar en Arabie Saoudite. Dix-neuf militaires américains sont tués. À la suite de cet attentat, l’agent spécial John O’Neill et ses collaborateurs, les agents Sam Sullivan et Sonia Carter sont envoyés sur place. Contrairement à la version officielle des autorités saoudiennes qui implique un État voisin, leur enquête va les mener sur la piste d’un seul homme : un entrepreneur saoudien originaire du Yémen répondant au nom de Ben Laden.
Malgré l’incrédulité des autorités américaines, il poursuit son enquête, aidé des agents Carter, Sullivan et d’un agent de la CIA. Il retrouve la même signature chimique que pour d’autres attentats antérieurs à l’explosif. Ce n’est pas l’œuvre d’un homme isolé, mais d’une organisation structurée et armée. Cette organisation continue son œuvre macabre : tentative d’attentat à Manille contre le président Clinton, attentat à Nairobi notamment. Malgré des alertes incessantes à ses supérieurs, O’Neill ne sera pas écouté. Pire, il sera désavoué. Déçu, il démissionnera du FBI. Cependant, O’Neill est convaincu de l’imminence d’un attentat contre les États-Unis : « le plan des avions. » Il rentre en contact avec un ancien membre de la CIA, Robert Booker Baer, surnommé Bob Baer, afin d’agir en solitaire. Aidé par les agents Carter, Sullivan et Bob Baer, O’Neill monte une mission pour empêcher les menaces qui pèsent sur les États-Unis. Leur but : tuer le chef de cette organisation. Cette attaque se solde toutefois par un désastre et la mort de l’agent Sullivan.
Soutenu financièrement par le richissime père de l’agent Sullivan et secondé par Bob Baer et l’agent Carter, O’Neill poursuit ses investigations. Mais ce dernier est dorénavant devenu un hors la loi. Comment parviendra-t-il alors à déjouer les attentats du 11 septembre 2001 ?
Lecture
Le Prince des ténèbres est une uchronie qui nous propose une réécriture de notre histoire contemporaine à partir d’un fait réel : les investigations menées par l’agent 0’Neill sur l’organisation Al-Qaïda. Le lien qui nous sépare de cette réalité alternative est ténu. La trame de l’histoire est en ce sens fortement crédible. Elle nous renvoie systématiquement à notre réalité en s’appuyant sur des événements précis, des personnes réelles.
En effet, John O’ Neill et Bob Baer ont bel et bien existé : l’un, agent du FBI et l’autre, agent de la CIA ont joué un rôle important dans la lutte antiterroriste. Triste ironie de l’histoire, l’ex-agent O’Neill disparaît lors de l’attaque des Twin Towers où il avait pris ses fonctions de chef de la sécurité quelques heures avant les attentats du 11 septembre 2001. Son corps n’a jamais été retrouvé. L’explosion des tours de Khobar en 1996 et l’attentat contre l’ambassade américaine de Nairobi en 1998 sont des faits réels à partir desquels Fred Duval et Jean Pierre Pécau tissent et coupent leur trame comme les parques. Finalement, on glisse aisément dans cette réalité alternative. Dès la couverture réalisée par Nicolas Siner et Fred Blanchard, les auteurs nous plongent non sans malice dans l’espace et le temps de cette réalité alternative : sur le long de l’Hudson où l’ambiance est festive sur les nombreux bateaux de plaisance pour la nouvelle année. Au loin, sur l’île de Manhattan, les Twin Towers dressées vers le ciel nous souhaitent une heureuse année 2005 ! Et le 21 janvier 2005, au lendemain de l’investiture du président Kerry, nous voici embarqués dans un thriller palpitant grâce à un scénario habile et bien mis en scène par Igor Kordey.
Ce dernier nous montre son savoir-faire grâce à d’habiles combinaisons de plans et d’astuces elliptiques : le découpage des planches s’apparente à celui des bandes dessinées européennes avec un plan d’ensemble qui montre les personnages en situation, suivi par des plans rapprochés sur les personnages en action. Ces plans permettent de mieux percevoir l’expression du visage et le regard des personnages. Le lecteur est ainsi d’emblée placé au cœur de l’action. Ce découpage n’en est pas moins aussi proche de celui des comics américains, les cases n’isolant plus la scène, mais faisant corps avec celle-ci. Ainsi les trois premières cases de la page 25 du premier tome montrent d’abord un plan d’ensemble de la base militaire de Ramstein en Allemagne, et en surimpression deux cases à l’opposé l’une de l’autre. Ces deux dernièresmontrent les deux personnages principaux de cette scène. Le regard du lecteur est très vite porté par ce découpage d’un bord à l’autre de la planche. On saisit instantanément la situation : il s’agit d’une confrontation entre les deux personnages. Tout au long de l’histoire, les auteurs nous imposent un rythme soutenu à l’histoire et un climat de tension qui nous tient en haleine. Dans les scènes d’actions, Igor Kordey insiste sur l’instant décisif de l’action, mais également sur les événements qui le précédent. Nous avons alors l’impression que le temps s’arrête. Nous sommes au cœur la scène. Dans le premier tome, l’explosion de l’ambassade américaine est précédée par le départ des terroristes et par un plan élargi de la camionnette bourrée d’explosifs. L’explosion intervient à la dernière case de la planche. De nombreuses planches sont découpées en séries de cases verticales qui renforcent l’ambiance pesante, découpage propice aux événements racontés comme la scène de la planche 60 du premier tome 1. Les trois cases verticales qui succèdent au plan d’ensemble instaurent une intensité dramatique : nous sommes dans une embuscade.
Graphiquement, Igor Kordey nous propose un dessin réaliste, percutant et souvent expressif. On peut cependant lui reprocher un manque de précision dans la représentation des architectures. Pour autant, un soin particulier est apporté aux expressions des visages. Il fait ainsi ressortir la gamme multiple des émotions des personnages face aux événements. Son trait nerveux et appuyé densifie ces expressions, renforçant la tension et l’atmosphère singulière de cette histoire. Son dessin n’est pas sans rappeler celui de Richard Corben, à travers certains personnages comme cette femme plantureuse (planche 9) ou l’athlétique agent Sullivan. On pense également à l’usage du noir et blanc. Dans ce domaine, Kordey se dit influencé par ce grand maître qu’est Corben, mais aussi par Eduardo Risso, grand maître argentin du noir et blanc. Igor Kordey travaille vite, dans l’urgence. Il a été formé à l’école américaine, d’où cette efficacité dans son travail. On peut en revanche s’interroger sur le choix des couleurs : cet aspect terne est un peu trop récurrent. Cependant, le travail de Jérôme Maffre avec des nuances plus sombres dans certaines scènes sert avec intelligence la dramaturgie de l’histoire. N’oublions pas que nous sommes dans le monde occulte de l’espionnage où la réalité n’est pas toujours des plus colorées…
À la lecture de ces deux tomes, on ne peut que penser à certains thrillers arpentant le registre du terrorisme et de l’après 11 septembre dont le cinéma américain est si friand. En témoignent Zero Dark Thirty ou Syriana — film auquel a participé Bob Baer en tant que scénariste — sans oublier le prophétique Couvre-Feu d’Edward Zwick. L’intrigue devient plus complexe dans le deuxième tome, ce qui peut nuire à la fluidité de l’histoire. Différents personnages secondaires et organisations se rajoutent aux protagonistes initiaux, accaparant peut-être à tort l‘attention du lecteur. Une des dernières séquences du tome 2 — où intervient l’agent Carter — est constituée d’une scène spectaculaire. L’intensité dramatique de cette dernière scène est le point d’orgue de ce deuxième opus. Très proche du film Vol 93 de Paul Greengrass, elle vient magistralement clôturer cet épisode.
Les attentats du 11 septembre ont donc pu être évités grâce à l’obstination et à la sagacité de l’agent O’Neill et de son équipe. Le lecteur est soulagé : les tours du World Trade Center ont été épargnées et se dressent toujours dans le ciel de Manhattan. Les auteurs nous replongent dans l’ambiance feutrée de la Maison-Blanche. Le prince de ténèbres est réhabilité : son nom n’est plus barré, mais entouré sur la liste des prochaines personnes de l’administration du président Kerry. La dernière case nous le montre assis sur un banc dans la nuit glaciale de la ville, dégustant un hot dog. Le contraste est saisissant. Que peut donc bien nous réserver alors le dernier tome du Prince des ténèbres ?
Vidéos
Portrait de Fred Duval, scénariste et de bandes dessinées. Les Gens d’ici. France 3.
Entretien sur le travail de Igor Kordey, en langue croate… Mimi Cortazar.