Jérôme Noirez
Quel plaisir de retrouver l’Étasunien P. Djèlí Clark pour une nouvelle enquête surnaturelle publiée chez L’Atalante et menée tambour battant par le ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles ! Celle-ci partage la même unité de temps et de lieu que la précédente, à savoir Le Caire uchronique de 1912. Nous abandonnons ici l’enquêtrice Fatma el-Sha’arawi pour l’agent Onsi Youssef, lequel doit résoudre la mystérieuse affaire du tramway 015, manifestement hanté par une entité des plus malveillantes. Comme pour la nouvelle « L’Étrange Affaire du djinn du Caire », P. Djèlí Clark privilégie la forme courte pour Le Mystère du tramway hanté.

Infos pratiques

Le Mystère du tramway hanté

The Haunting of Tram Car 015

P. Djèlí Clark

États-Unis

Mathilde Montier

Stephan Martinière

leraf

L’Atalante

La Dentelle du Cygne

Inédit

104 pages

Grand Format

10,90 euros

979-1036000829

© Éditions L’Atalante, 2021 — © P. Djèlí Clark, 2016 et 2018

Finaliste des prix Hugo, Nebula et Locus 2020 dans la catégorie novella

Retrouvez
la chronique

Les Tambours du dieu noir 

Le Mystère
du tramway hanté

P. Djèlí Clark

Éditions L’Atalante

Chronique réalisée par Franck Brénugat

Enquête fantastique

Le Caire / 1912

Uchronie Steampunk & Fantasy Urbaine

NOTRE ÉVALUATION

Histoire
Écriture
Personnages
Vidéos
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HISTOIRE

Décidément, la ville du Caire semble loin d’offrir le calme et la sérénité que sont en droit d’attendre ses citoyens. Et plus particulièrement les usagers du tramway 015, récemment attaqués par un spectre, émanation supposée d’un djinn. Assurément, les rues du Caire ne sont plus celles d’antan, depuis que le Soudanais errant al-Jahiz a ouvert, quarante années auparavant, vers les années 1880, une brèche vers le Kaf, outre-royaume des djinns à partir duquel ces derniers se sont déversés dans notre réalité. Intellectuels et autorités religieuses ne manquent pas de tergiverser au sujet de la nature de cet al-Jahiz. Si pour le soufisme, celui-ci représente le héraut du Madhi — rédempteur eschatologique attendu par les musulmans —, il incarne pour les Coptes le messager de l’Apocalypse tant redoutée. Toujours est-il que depuis l’ouverture de ce passage vers le Kaf, l’Égypte est devenue une puissance mondiale de premier plan, étant parvenue à se débarrasser du colon anglais avec le concours bienvenu des djinns. La magie des créatures fraîchement débarquées combinée au progrès technologique propre au contexte steampunk a en effet hissé les Égyptiens au tout premier plan dans le concert des nations. Revers de la médaille, notre chère humanité doit dorénavant cohabiter avec des voisins pour le moins singuliers et quelque peu chahuteurs à l’occasion…

L’affaire qui concerne le ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles témoigne justement de cette inquiétude. L’agent Hamed Nasr et son nouveau partenaire l’agent Onsi Youssef mènent l’enquête à propos d’une agression ayant eu lieu dans la rame 015 du tramway public. Un spectre dont l’essence n’est pas clairement identifiée s’en prend aux passagers de ladite voiture — et plus précisément à la seule gent féminine. Afin de résoudre une affaire qui s’annonce des plus délicates, nos deux agents font appel à des consultantes pour le moins insolites, dans l’intention d’exorciser au plus tôt cette rame de tramway dans laquelle a trouvé refuge l’indésirable. Un exorcisme qui s’annonce des plus épineux…

Lecture

Nous retrouvons un plaisir non dissimulé pour cette deuxième enquête, les codes qui ont fait le succès du premier opus « L’Étrange Affaire du djinn du Caire » — les deux textes pouvant se lire indépendamment l’un de l’autre. Figurent ainsi à l’appel une enquête policière menée tambour battant, un cadre orientalisant se situant dans la ville du Caire, une dimension pleinement fantastique ou plus littéralement merveilleuse, un contexte uchronique se déroulant au sein d’une fantasy urbaine et un humour toujours aussi subtil et bienvenu. Une recette des plus efficaces qui ne manque pas de procurer au lecteur son lot de contentement. Derrière un récit pour le moins convenu, se profilent bien des raisons pour se laisser emporter par la narration fort efficace de P. Djèlí Clark.

À commencer par un worldbuilding savamment orchestré, pierre angulaire du talent de l’auteur. Les tribulations de nos enquêteurs font montre en ce sens d’une véritable contextualisation, les entités surnaturelles face auxquelles ces derniers sont confrontés puisant leur origine dans un folklore bien établi et dont l’érudition assoit la cohérence du récit. Le lecteur curieux ne manquera pas en ce sens de se renseigner sur la généalogie complexe des contes et autres légendes associés à ce riche bestiaire moyen-oriental. Une matière qui rivalise en cela avec la matière de Bretagne, bien plus notoire sous nos latitudes. Une nouvelle géographie et un nouveau folklore des plus rafraîchissants, assurément. En témoigne cette figure du fou ou du génie al-Jahiz, dont on aurait souhaité connaître les motivations. Cette figure n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle d’Abdul al-Hazred, auteur dément du « Necronomicon », bien connu des lecteurs lovecraftiens. L’un et l’autre laissent entrevoir une multitude de merveilles et de créatures — terrifiantes pour les protagonistes des récits, mais ô combien enchanteresses pour les lecteurs que nous sommes. À ce contexte narratif brillamment tissé, se conjugue une liste de protagonistes fort délicieux, dont les caractères se montrent suffisamment bien façonnés pour donner toute l’épaisseur psychologique attendue, exercice d’autant plus périlleux sous la contrainte de la forme courte. Autre signe de satisfaction, les enjeux sociétaux chers à l’auteur, habilement distillés en arrière-fond de l’intrigue principale, à savoir ici les revendications des mouvements féministes pour le droit de vote. Le Mystère du tramway hanté met ainsi en avant le combat des suffragettes cairotes, bien décidées à peser dans le débat démocratique, anticipant en cela — uchronie oblige — celui de leurs sœurs d’armes britanniques. Quand le Moyen-Orient ouvre le front au progressisme. Une revisitation de l’histoire pour le moins singulière… Derrière des enjeux pour le moins sérieux et des plus louables, l’auteur n’en délaisse pas moins pour autant les preuves d’humour : en témoigne cette scène fort cocasse, dans laquelle un eunuque chaudière, automate ordinaire métamorphosé en machine libérée, revendique malicieusement son statut nouvellement conquis. Prolétaires de tous pays…

Nommé trois fois pour les prix Hugo, Nebula et Locus 2020 dans la catégorie novella, Le Mystère du tramway hanté partira néanmoins bredouille. Probablement en raison d’une concurrence pour le moins féroce. Peut-être aussi en raison d’une histoire dont la linéarité se montre des plus convenues. Point de surprise ni de renversement de dernière minute à espérer ici. Quoiqu’il en soit, P. Djèlí Clark nous livre pour cette deuxième enquête fantastique un récit fort alerte et doué d’une alchimie des plus envoûtantes. Déambulation des plus grisantes dans une ville du Caire aux ambiances arabisantes prégnantes, Le Mystère du tramway hanté kidnappe son lecteur le temps d’un frisson ô combien délicieux !

Vidéos

P. Djèlí Clark and Morowa Yejide. Gaithersburg Book Festival

The Magical Alt-History Steamfunk of P. Djèlí Clark. SFF 180.

Sites internet