CHAPITRE III : TUER LE PÈRE
Jérôme Noirez
Succès mondial de la PlayStation première du nom, Metal Gear Solid fait partie de ces rares jeux qui sont parvenus à faire l’unanimité, tant chez la critique que chez le public. Pas de doute, nous sommes bel et bien en présence d’un titre culte, une œuvre qui a fait évoluer la manière dont on percevait le jeu vidéo en cette fin 1998, début 1999. Les clés d’un tel plébiscite ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre, d’un point de vue thématique, à travers cette analyse. Il est conseillé d’avoir terminé le jeu et d’avoir pris connaissance des précédents chapitres de cette épopée avant de continuer la lecture…
Épopée Metal Gear, Chapitre I : La revanche du rookie

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Chapitre I : la revanche du rookie

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Chapitre II : la boucle éternelle

Épopée Metal Gear 

Chapitre III : Tuer le père

Chronique réalisée par Steven Demoulin

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Après Metal Gear 2 : Solid Snake, Kojima s’attelle à un autre jeu qui ne franchira jamais officiellement les frontières du Japon : Policenauts. Suite spirituelle de Snatcher, nous avons affaire à un autre « visual novel », de type cyberpunk. Un jeu dans lequel seul le scénario compte vraiment. L’interactivité se limite donc, comme pour Snatcher, à la manière dont le joueur décide d’explorer les détails d’un univers dévoilé au travers d’innombrables écrans fixes [1]. Il est en effet possible de manquer des dizaines d’informations sur le background historique et scientifique du jeu, si l’on est trop pressé. Ce procédé encyclopédique sera très vite repris par la série Metal Gear Solid via l’inénarrable codec…

Policenauts sort en 1994, quelques mois avant l’arrivée d’une certaine PlayStation, console de salon qui va bientôt obséder le papa de Solid Snake : « Les jeux 3D commençaient à poindre leurs polygones dans les salles d’arcades. Je pensais que ce serait très difficile d’arriver à un tel résultat sur console. Alors, quand j’ai vu les caractéristiques de la PlayStation, j’ai été médusé. Tout de suite, j’ai su que si je faisais un Metal Gear sur cette console, le résultat serait incroyable. » [2]

Le projet Metal Gear 3 fut donc mis en chantier, mais le titre n’allait pas tarder à être modifié. En effet, les deux premiers Metal Gear étaient peu connus en dehors du Japon… Or, ce nouvel opus briguait, lui, une reconnaissance internationale. Commencer une série par son troisième épisode n’aurait sans doute pas enthousiasmé les foules… Pas de bouleversement en profondeur, toutefois ; le jeu fut simplement renommé Metal Gear « Solid » (sans numéro, bien sûr, afin de simuler le début d’une nouvelle saga) en référence tant à son passage à la 3D qu’au nom de code de son héros.

En fait, Kojima ne souhaitait absolument rien renier de ce qu’il avait déjà accompli avec les épisodes MSX : comme peu d’Occidentaux y avaient touché, le Japonais comptait même réutiliser toutes les idées dont il était le plus fier pour les ajuster à un nouveau scénario qui ferait généreusement référence aux crises passées de Outer Heaven et de Zanzibar Land. Des fichiers écrits accessibles via le menu principal permettaient simplement aux joueurs occidentaux de se remettre à jour au niveau du background avant de commencer la nouvelle aventure de Snake.

Une journée comme les autres

2005. FOXHOUND, le groupe d’élite dont faisait partie Solid Snake avant de prendre sa retraite anticipée (à l’âge de 27 ans, il y en a qui ont de la chance), s’est retourné contre son gouvernement en accomplissant un acte terroriste : lors d’une inspection du centre de recyclage d’armes nucléaires de Shadow Moses, Kenneth Baker, le président d’Armstech, et Donald Anderson, le chef du DARPA, ont été pris en otages par les cinq principaux membres de FOXHOUND accompagnés de leur nouveau chef… un homme au nom de code « Snake » ! Liquid Snake, jumeau presque parfait de Solid. Ce dernier est naturellement appelé à la rescousse pour déjouer les plans de son étrange double dont il ignorait jusqu’alors l’existence.

Les terroristes prétendent être en mesure de lancer un missile nucléaire si le gouvernement ne leur remet pas le corps de Big Boss, le soldat légendaire occis par Solid à Zanzibar, ainsi que la « modeste » somme d’un milliard de dollars. Oui, ça peut sembler un tantinet exagéré, mais quand il est question d’armes atomiques, on peut se permettre d’être ambitieux… Pour compliquer les choses, les membres de FOXHOUND ont sous leurs ordres une petite armée personnelle qui patrouille dans tout le centre de recyclage : les « soldats génomes ».

La chanson est connue. Une menace nucléaire. Un manque d’informations. Des otages à sauver. Des membres de FOXHOUND qui ont retourné leur veste. Solid Snake replonge dans son cauchemar préféré après six années d’exil, exactement comme le lui avait prédit Big Boss avant leur ultime confrontation : « Le perdant sera libéré du champ de bataille, et le vainqueur y restera. Le survivant sera condamné à finir sa vie comme un soldat. Jusqu’au bout. » Snake avait alors tout quitté, convaincu que c’était à lui de choisir son destin. Les circonstances semblent lui donner tort. Comment refuser de sauver le monde lorsque l’on vous assure que vous êtes le seul à pouvoir le faire ?

Il n’y a pas que le contexte général qui se répète : comme nous l’avons vu plus haut, Kojima s’est amusé à reprendre des tas de situations de ses Metal Gear précédents, surtout le deuxième : la présence d’un cyborg aux capacités digne d’un ninja, une alliée féminine déguisée en soldat ennemi que l’on retrouve aux toilettes, une longue course-poursuite dans des escaliers montants, la présence d’une clé fabriquée dans un alliage thermo-adaptable, des ennemis vêtus de camouflages optiques tapis dans un ascenseur, des manipulations d’informations à gogo… Pas de doute, ce nouvel épisode est autant une suite qu’un remake. L’impression en est assez déroutante pour le joueur moderne qui a aujourd’hui accès à tous les épisodes de la saga. En vérité, cette impression vient nourrir l’hypnotique thématique de répétition de la série, la boucle éternelle de laquelle Snake n’a finalement pas réussi à s’échapper.

Comme d’habitude, le Serpent peut laisser la vie sauve aux soldats rencontrés, si tel est le désir du joueur qui le contrôle. Plutôt que de tirer à tout va, Snake est encouragé à assommer ou contourner ses ennemis. Mais les boss, c’est-à-dire les membres renégats de FOXHOUND, demanderont, eux, un combat à mort. Il faudra se salir les mains, une fois de plus. Conscient de la malédiction qui le poursuit, nous retrouvons dans cet épisode un Snake de 33 ans, amer, presque misanthrope. Surtout, il déteste voir ses alliés s’ébahir devant la légende qu’il est devenu à la suite de ses exploits guerriers et refuse à chaque fois le titre de « héros ». Ainsi, lorsqu’il rencontre Meryl, la nièce de son ami et supérieur, le Colonel Campbell, il n’hésite pas à déclarer :

« Il n’y a pas de héros pendant une guerre. Les héros meurent ou finissent en tôle. C’est l’un ou l’autre.

— Mais toi, t’es un héros Snake, n’est-ce pas ?

— Je ne suis qu’un professionnel efficace dans l’art de tuer. Un mercenaire ne gagne pas. Ou ne perd pas. Les seuls gagnants sont les masses.

— C’est ça. Et toi, tu te battais pour les autres.

— Je ne me suis jamais battu que pour moi-même. Sans vision… sans idéal.

— Mais non…

— Je ne me sens vivant que lorsque je triche avec la mort sur le champ de bataille.

— Et la mort des autres te fait te sentir vivant ? Tu aimes la guerre et tu ne veux pas qu’elle s’arrête… Est-ce vrai pour tous les grands soldats de l’histoire ? »

Temps cyclique contre temps linéaire

Ainsi Snake semble adopter de façon fataliste le point de vue de ses ennemis, qui décèlent avant tout en lui un tueur, un combattant-né qui n’est heureux que dans le cœur de la bataille. Et pourtant il lui arrive encore de lutter contre cet a priori, de contredire ses adversaires. Quelque chose d’autre que l’amour de la mort couve en lui, mais il n’ose le faire éclore, de peur d’être à nouveau trahi comme il l’a été par Gray Fox, son ami, et Big Boss, son mentor…

Snake semble être avant tout à la recherche de sa propre réalité, de quelque chose qui le ferait sortir de l’état fantomatique dans lequel il erre depuis trop longtemps… Mais il n’est pas le seul personnage du jeu dans ce cas. Gray Fox, alias Frank Jaeger, a été ramené à la vie après avoir été tué (lui aussi) par Snake à Zanzibar Land. Cobaye d’une augmentation cybernétique mêlée à une thérapie génétique, il est revenu d’entre les morts, brisé, l’esprit en morceaux. Frank refuse d’accepter ce que la science a fait de lui, un cyborg, et cherche à redevenir humain en recréant son combat à mort contre Snake. En effet, ce n’est qu’en retrouvant la douleur de ce dernier combat qu’il se souvient vraiment de celui qu’il a été.

Meryl, elle, a embrassé la même carrière que son père (soldat) afin d’essayer de comprendre cet homme qu’elle n’a jamais connu. De même, Hal « Otacon » Emmerich, l’ingénieur créateur du nouveau modèle de Metal Gear auquel sera confronté Snake, le « REX », est le dernier descendant d’une lignée de scientifiques ayant toujours eu des liens avec l’horreur atomique. De fait, alors qu’il essayait d’œuvrer pour la paix en créant un char mobile TMD [3], Otacon apprend par la bouche de Snake qu’il s’est fait gruger par ses employeurs qui ont monté sans son accord un nouveau type de tête nucléaire sur le canon à rampe [4] du Metal Gear REX…

Tous ces personnages semblent donc poursuivis par la même malédiction qui agit à différents niveaux. Mais la répétition peut aussi avoir un côté positif ! Dans son ouvrage Le Mythe de l’Éternel Retour, Mircea Eliade analyse la valeur ontologique de la répétition rituelle [5]. Alors qu’une action isolée se fait emporter par le flux linéaire du temps, le rituel s’inscrit dans une temporalité cyclique qui fait remonter ceux qui l’accomplissent jusqu’à une ère originelle. La seule, selon Eliade, qui peut prétendre à une pleine réalité : c’est le temps des dieux et des mythes. Bref, c’est en sortant son existence de ce qu’elle a de singulier et en la rattachant à un cycle mythologique que l’on devient « réel ».

En effet, dans toutes les sociétés traditionnelles, et ce depuis la civilisation mésopotamienne, le temps a toujours été considéré comme cyclique. Dans la société hindoue, par exemple, à la fin de chaque ère nommée kalpa, le monde connait une période de dissolution (pralaya) avant de se reconstituer et de démarrer un nouveau cycle [6]. Les événements et les êtres ne seront jamais strictement identiques, mais se correspondront de cycle en cycle en répétant la même structure archétypale, tel un conte narré de mille manières différentes par mille conteurs différents. Mais cette temporalité cyclique ne coule pas toujours de source et demande parfois une participation active des Hommes. C’est ici que se dévoile la fonction cosmique du rite humain.

Shadow Moses est bien le théâtre initiatique de cette temporalité cyclique dans laquelle baignent Meryl, Otacon, Jaeger et, surtout, Solid Snake [7]. Chacun d’eux finira l’aventure, révélé à lui-même. Car, comme nous l’apprendra Metal Gear Solid 2, la répétition des événements n’oblige en rien la répétition des comportements et des idées. De même que le joueur est invité à terminer Metal Gear Solid plusieurs fois, de différentes manières (en évitant les ennemis ou en les tuant, avec des objets spéciaux, en contre-la-montre, en sauvant la vie de Meryl ou en la laissant mourir, etc.), afin de vivre des expériences variées, Snake et les autres protagonistes vivent et revivent les mêmes événements, mais ont la capacité d’évoluer dans leurs approches et de finalement changer leur vision du monde.

C’est ainsi que Snake réapprendra à faire confiance en amour et en amitié, respectivement avec Meryl et Otacon (l’inverse aurait pourtant été plus original…). Jusque-là égoïste, dans ses combats comme dans ses fuites, le soldat aura à nouveau foi en l’humanité et trouvera enfin un idéal. Il donnera ainsi du sens à son destin qui est d’affronter les multiples itérations du char d’assaut nucléaire Metal Gear. Notre véritable liberté en tant qu’Hommes, analyse Kojima, est donc d’accepter l’idée que nous sommes en grande partie soumis à trois contextes qui se posent tour à tour en thème des trois premiers Metal Gear Solid : nos gènes, nos mèmes et la « scène » du monde. À nous ensuite de décider quoi faire de l’espace malléable qui nous est offert par cette prise de conscience. Notre champ de possibilités n’est pas infini, mais nous pouvons l’agrandir par l’indéniable pouvoir de notre libre arbitre.

Metal Gear Solid — PlayStation — © Hideo Kojima 1998 — © Konami 1998

Le guerrier augmenté, l’humain diminué

En plaçant le déroulement du jeu en 2005, Kojima se permettait d’inclure des éléments de science-fiction suffisamment proches de son époque (fin 1998 à la sortie du jeu au Japon) pour en faire un véritable récit d’anticipation. Dans un souci de vraisemblance scénaristique, la plupart des éléments SF de l’aventure reposent donc sur des avancées technologiques réelles. Mais la crédibilisation de son univers n’est pas le seul avantage de cette entreprise. En effet, Kojima peut à présent, comme dans tout bon récit de science-fiction qui se respecte, élaborer une critique du monde réel en jaugeant ses dérives possibles.

Le péril atomique est le plus évident des messages du jeu, cristallisé par l’arme nucléaire parfaite : Metal Gear REX. Avec ce dernier, le gouvernement américain parvient à contourner les traités internationaux de régulation d’armes atomiques par la simple présence d’une innovation technologique que l’on ne pouvait pas forcément prévoir : le canon à rampe du Metal Gear permet le lancement d’une tête nucléaire sans utilisation de carburant. Il ne s’agit donc pas d’un missile nucléaire à proprement parler. Un simple détail sémantique permet de balayer l’esprit de la loi et d’imposer le chaos. La saga de Kojima ne cessera jamais cette diatribe contre les hommes qui nous gouvernent, toujours plus préoccupés par la maitrise du pouvoir que par le bien-être de l’humanité.

Ainsi, l’une des consultantes qui accompagne vocalement Snake dans son aventure, Nastasha Romanenko, n’aura de cesse, à chaque appel de codec, d’inonder le joueur d’informations bien réelles sur la catastrophe nucléaire quotidienne : impossibilité de se débarrasser des déchets radioactifs, démantèlement des armes nucléaires qui ressemble davantage à un entreposage ouvert à tous les trafics, impuissance des organismes de surveillance à exercer véritablement leurs fonctions, catastrophe de Tchernobyl durant laquelle sont morts les parents de Nastasha… Après un tel laïus de plusieurs heures, le joueur, épuisé, a légitimement le droit de devenir paranoïaque et de prier pour le retour triomphal du charbon comme source énergétique principale !

Au même niveau d’alarmisme (justifié), le transhumanisme [8] utilisé à des fins militaires aboutit dans le jeu au scandale des soldats génomes (combattants modifiés génétiquement dans le secret le plus total) et à l’apparition du « Ninja », alias Gray Fox réduit à l’état de cyborg et subissant son sort dans les plus intolérables douleurs physiques et psychiques. Comme le dira Otacon à sa sœur Emma dans Metal Gear Solid 2, les guerres sont indéniablement des moments privilégiés pour le développement de la technologie, mais il appartient aux scientifiques d’imposer un veto éthique sur leurs recherches, ce qui ne semble toujours pas être le cas de nos jours. Du moins pas aussi souvent qu’il le faudrait…

Le transhumanisme est un thème qui gagne de plus en plus d’importance au fil de la saga. Il faut dire qu’il s’agit d’un terreau fertile pour les interrogations philosophiques au sujet de l’identité. Jusqu’où peut-on aller dans l’amélioration artificielle d’un individu ? Jusqu’à quel point reste-t-il parfaitement lui-même et quand devient-il autre chose ? Meryl avoue à Snake qu’elle a choisi de rejoindre FOXHOUND parce qu’elle était fan de l’unité du temps où son oncle Campbell et Snake lui-même en étaient les têtes de proue. C’est l’époque où les hommes ne pouvaient compter que sur leurs propres capacités, ce qui relève indéniablement d’une certaine forme de liberté. Aujourd’hui, les soldats sont dépendants de technologies complexes et coûteuses qui modifient parfois leur être de façon irréversible. Snake lui-même reçoit en début de mission une injection de nanomachines régulant ses fonctions physiques accompagnées de nootropes, des drogues augmentant ses capacités cognitives. Metal Gear Solid proclame à haute voix l’entrée du monde dans l’ère d’une artificialité que nous tentons de contrôler à nos risques et périls.

Petits meurtres en famille

Comme si un cadre totalement réaliste le restreignait dans son expression créative, Kojima n’a cependant pas hésité à rajouter à son cocktail narratif des éléments purement fantastiques, à l’instar de ce membre de FOXHOUND à la fois guerrier et chamane capable de communiquer avec les corbeaux : Vulcan Raven. Certains joueurs critiquèrent l’improbable mélange des genres, rendu encore plus hétérogène par des éléments tout droit tirés de films d’arts martiaux, de mangas ou encore du cinéma hollywoodien [9]. D’autres joueurs reconnurent la naissance d’un genre narratif hybride qui surfe sur tous les niveaux de réalité. Jusqu’à sortir du cercle vidéoludique pour interpeller le joueur via le personnage de Psycho Mantis.

Doté de puissants pouvoirs psychiques, Mantis est autant capable de lire les sauvegardes du joueur que les pensées de Snake… pour y découvrir un traumatisme qui avait été caché au joueur jusqu’ici : en tuant Big Boss, Snake a en fait tué son propre père ! Pas un père naturel toutefois : Solid et Liquid Snake sont des clones, fruits des expériences du gouvernement américain qui a longuement fait joujou avec les gènes de Big Boss pour créer artificiellement le Soldat Parfait. Voilà le premier élément primordial de la malédiction cyclique de Solid : son destin semble inscrit dans ses gènes. Il est né pour combattre et tuer efficacement, comme ses missions n’ont pas cessé de le prouver. Il n’y a pas d’autre but à sa création en laboratoire.

Choc du joueur qui a jusqu’ici suivi fidèlement les aventures de son héros. À aucun moment de Metal Gear 2 il n’est question d’une telle révélation ! C’est un élément scénaristique ajouté a posteriori par Kojima qui n’hésitera plus, désormais, à modifier plus ou moins subtilement sa chronologie antérieure au service de ses nouveaux scénarios. Ici, on peut saluer la façon de faire grâce à la remarque de Campbell qui accompagne la révélation : « Il n’y a que Snake et moi qui sommes au courant de ce qui s’est vraiment passé à Zanzibar Land ». Nous voilà prévenus ! Nous avons beau avoir joué au jeu, les personnages nous ont fait des cachotteries !

Doter le héros d’un jeu d’une vie propre, pour ainsi dire secrète, est une nouvelle façon de briser le quatrième mur, presque à contresens, à l’instar d’un Heavy Rain qui, en 2010, nous permettait d’incarner quatre personnages dont l’un était le meurtrier que le joueur recherchait ! Ce retournement de situation n’était possible que parce que le joueur, pourtant très proche de ses personnages (le jeu allait jusqu’à nous demander de leur faire se brosser les dents ou de les faire uriner), n’était jamais totalement assimilé à ses avatars. De même, Cole Phelps, le héros de L. A. Noire, n’était jouable que pendant ses enquêtes, mais n’hésitait pas à tromper sa femme après le travail, dans un espace narratif à jamais inaccessible au joueur.

L’éternel retour d’Eliade semble ainsi déjà porter ses fruits pour Snake qui acquiert définitivement dans cet épisode sa propre substance, sa propre réalité. Il s’inscrit pour cela dans une boucle mythologique qui est celle du meurtre du père [10]. Dans la mythologie grecque, Cronos devient le roi des Titans en émasculant (meurtre symbolique puisque les dieux ne peuvent pas vraiment mourir) Ouranos, le Ciel, son père. À son tour, Cronos est destitué par son fils Zeus qui l’envoie croupir dans le Tartare (l’un des royaumes des morts) avant de devenir le nouveau roi des dieux. Zeus lui-même n’est pas à l’abri sur le mont Olympe puisqu’une prophétie lui apprend, quelque temps avant la guerre de Troie, qu’il doit éviter de coucher avec la belle Thétis sous peine d’être à son tour détrôné par le fils qui naitra de cette union. Il s’arrangera donc pour que Thétis se marie avec Pélée, duquel elle aura un fils à la colère légendaire : Achille…

La saga Metal Gear suit cette récurrence que l’on retrouve aussi dans les mythes grecs à échelle humaine (Oedipe/Laïos, Telegonos/Ulysse…) : le cosmos se régénère par des cycles où la naissance d’une nouvelle génération provoque, à court ou long terme, la destruction de l’ancienne. Ainsi les couples The Boss/Big Boss (Metal Gear Solid 3), Big Boss/Solid Snake (Metal Gear 1 et 2) et Solidus Snake/Raiden (Metal Gear Solid 2) respectent-ils ce cycle parricide (ou exceptionnellement matricide dans le cadre du premier couple). Il est à noter que ce point de vue s’oppose à la conception linéaire du monde judéo-chrétien où c’est le Fils qui est voué à mourir, et volontairement encore, afin d’exaucer la volonté du Père. De quoi relativiser vos prochaines disputes familiales…

Pour en revenir à notre héros de polygones, il faut bien avouer que la révélation du clonage ouvre la porte à un nouveau problème de taille. Dans Metal Gear 2, Snake croyait pouvoir se libérer de ses cauchemars en tuant l’homme qui l’avait trahi. Comment alors peut-il finalement supporter l’idée que cet homme continue à vivre en lui, à travers son code génétique qu’ils ont identique ? Comment tuer le père qui est en lui et l’emprisonne, jusqu’au cœur de son ADN ?

Les prisonniers génétiques

Nous en venons enfin au thème principal de Metal Gear Solid, l’obsession de nombreux personnages qui revient tout au long du scénario : la dictature des gènes. Le docteur qui accompagne Snake par Codec, Naomi Hunter, avoue par exemple au héros qu’elle est devenue généticienne parce qu’elle est convaincue que non seulement les racines, mais aussi le destin de chaque Homme se cachent dans son code ADN. Orpheline, elle pensait ainsi pouvoir se construire une identité en lisant son code génétique comme les haruspices antiques lisaient la volonté des dieux dans les entrailles des animaux.

Obsédée par ce diktat, elle n’a de cesse de faire des remarques à Snake tout au long de l’aventure, lorsque le comportement du soldat se met à changer et à faire preuve d’empathie. « Vous avez le code génétique d’un soldat, pas d’un sauveur ! » se rebelle-t-elle. Snake l’envoie bien sûr paitre avec sa délicatesse légendaire. Cet homme qu’elle avait appris à détester avant même de le connaitre l’étonne… L’homme théorique ne correspond pas à l’humain concret.

La dictature génétique est surtout la motivation principale du grand méchant : Liquid Snake. Bien qu’il haïsse le père qu’il n’a pas eu l’occasion de tuer, Big Boss, il se sent obligé de réaliser le rêve de ce dernier : répandre la guerre dans le monde civilisé pour valoriser à nouveau les soldats aujourd’hui méprisés. Liquid prétend qu’il n’a pas le choix, puisque son destin est enfoui dans son code génétique. Il l’a donc volontairement accepté, contrairement à Solid qui ne cesse de rejeter sa véritable nature et en a honte.

C’est que les deux frères sont les derniers survivants du projet nommé « Les Enfants Terribles », rêve fou du gouvernement américain qui pensait pouvoir donner naissance artificiellement au Soldat Parfait. Pour ce faire, l’ADN du meilleur combattant du vingtième siècle, Big Boss, fut utilisé en laboratoire et aboutit, en 1972, à la création de huit embryons-clones. Six furent éliminés. Solid reçut les gènes dominants, Liquid les récessifs [11]. Se sentant humilié par cet héritage, se considérant comme une poubelle génétique, Liquid veut se débarrasser du jumeau qui lui a tout pris afin d’être seul dépositaire du legs maudit de Big Boss.

Si les terroristes réclamaient le corps de ce dernier, c’était pour pouvoir en extraire les gènes qui permettraient peut-être de corriger certaines anomalies mortelles dues au clonage. Liquid et Snake ont en effet une durée de vie très limitée en l’état actuel. Combien de temps leur reste-t-il ? Impossible de savoir. Liquid veut aussi soigner les soldats génomes, modifiés en partie avec l’ADN de Big Boss par le gouvernement américain. Les mêmes anomalies les guettent. Liquid les considère comme ses « frères » alors que Solid, lui, les a peut-être décimés en cours de partie si le joueur qui le contrôle a choisi d’assouvir ses pulsions meurtrières. De quoi faire réfléchir (et regretter ?) celui qui tient la manette avec une nouvelle critique de la stupidité de la guerre.

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de remarquer que Liquid ne cherche pas de raison de vivre au-delà de sa propre programmation. Il suit ainsi aveuglément le pan le plus rationaliste de la biologie, une ode au tout génétique représentée notamment par Richard Dawkins et sa théorie du « gène égoïste » [12]. Théorie d’ailleurs citée nommément à la fin du jeu par Liquid qui entame son grand moment d’explications à destination de Solid, comme tout bon méchant de cinéma qui se respecte… C’est à ce moment que notre héros apprendra avoir été manipulé des deux côtés, aussi bien par Liquid qui avait besoin de lui pour déverrouiller les sécurités de la tête nucléaire que par son propre gouvernement qui s’est servi de lui comme vecteur d’un virus, le FOXDIE. Ce dernier est tout simplement censé tuer les témoins gênants du Metal Gear REX, y compris Snake lui-même ! Il en va de la réputation mondiale de l’Oncle Sam… Heureusement, le virus ne semble pas totalement au point et n’a accompli qu’une partie de sa programmation.

Bien qu’elle fasse partie intégrante de sa raison d’être, Liquid ne s’étend pas vraiment sur la théorie de Dawkins. Faisons-le donc pour lui… Cette théorie prétend que ce ne sont pas les êtres vivants qui se perpétuent grâce aux gènes, mais les gènes qui « utilisent » les êtres vivants pour leur propagation. Dans cette vision des choses, toujours acceptée par une partie de la communauté scientifique aujourd’hui, les individus ne sont que des réceptacles secondaires. Des moyens et non des buts. Renversement de toutes nos valeurs. Nos sentiments, nos rêves, notre culture… tout n’est qu’accessoire dans le grand déploiement de Dame Nature. Seule compte l’information contenue dans nos cellules, qui nous pousse à un comportement instinctivement égoïste, y compris dans nos moments d’altruisme qui visent indirectement les intérêts de nos gènes. Psycho Mantis adhère à cette théorie et explique à Snake, avant de mourir :

« Tous les hommes dont j’ai lu les pensées avaient la même obsession de possession… un désir égoïste et atavique de se transmettre leur semence… À vous rendre malade. Chaque être vivant de cette planète n’existe qu’en vue d’une propagation instinctive. Nous sommes ainsi programmés. Et c’est ça, la cause de la guerre. »

Le meilleur est encore à venir

Nous le voyons bien, Metal Gear Solid semble être un jeu plutôt pessimiste tout au long de son déroulement. Sa conclusion, cependant, renverse complètement la donne. En effet, Liquid se trompait lourdement sur le partage génétique des Enfants Terribles ! Après l’ultime combat opposant les deux frères et qui se conclut par la victoire de Solid Snake, l’on apprend que c’est Liquid qui avait les gènes dominants et qui était donc le clone le plus parfait de Big Boss ! Snake, l’inférieur, a pourtant vaincu [13]. On retrouve ici la morale du film d’anticipation d’Andrew Niccols, Bienvenue à Gattaca, où le frère génétiquement inférieur parvient à gagner une course à la nage face à son frère biologiquement « parfait », pour la bonne raison que l’ADN ne prend pas en compte l’aiguisement de la volonté, l’essor d’un idéal, la valeur de l’espoir et tout le parcours personnel de l’individu, bref, l’acquis qui est capable de supplanter l’inné.

Et ce sera exactement le message final de ce jeu pas comme les autres. Une bouffée d’air frais dans un paysage neigeux enfin dévoilé sous la lumière du jour. Porteur d’anomalies génétiques et d’un puissant virus en latence, Snake choisit de ne pas s’en soucier et de commencer à vivre vraiment. Il a pris le risque d’ouvrir son cœur. Peut-être devra-t-il encore retourner combattre puisqu’il est tellement doué pour le faire… Mais ce sera cette fois de son propre chef et animé d’un idéal qu’il aura choisi. Symbole de ce nouveau contrôle de soi, Snake, jusqu’ici anonyme, révélera son vrai nom : David. Un roi capable d’anéantir régulièrement le Goliath nucléaire…

Notes

[1] http://www.merlanfrit.net/Science-investigation Test de Policenauts sur merlanfrit.net
[2] http://www.metalgearsolid.be/hideo-kojima-evoque-des-anecdotes-pour-les-ans-playstation-1757.html
[3] « Theater Missile Defense » : système de défense contre les missiles de théâtre, c’est-à-dire contre les missiles de moyenne portée (portée située entre celle des missiles tactiques et celle des missiles intercontinentaux, soit plusieurs centaines de kilomètres).
[4] Canon magnétique (aussi appelé canon de Gauss) qui utilise l’effet de répulsion magnétique pour faire prendre de grandes vitesses à des obus. Dans la réalité, ce type de canon en est toujours au stade expérimental.
[5] http://www.scriptoblog.com/index.php/notes-de-lecture/philosophie/410-le-mythe-de-leternel-retour-m-eliade
[6] http://divindia.free.fr/hindouisme/cycle_du_temps.html
[7] À cet égard, il est notable que l’un des films qui ont le plus inspiré le jeu soit El Topo, d’Alejandro Jodorowsky. Western métaphysique, le film met en scène un cow-boy tout de noir vêtu qui affronte les quatre grands maitres du désert. Chacun d’entre eux prend le temps d’exposer son idéologie au héros avant de mourir, exactement comme les membres de FOXHOUND. Les boss du jeu font ainsi office, à l’instar des adversaires du film, de « paliers » dans l’accomplissement spirituel du héros, de sacrifices nécessaires à sa purification. http://metalgearworld.fr/documents.php?page=kojimamovies
[8] Amélioration physique et cognitive de l’être humain par le biais des nouvelles technologies. Le transhumanisme utilise des techniques aussi variées que la greffe de prothèses cybernétiques, l’injection de nanomachines et de nootropes, la manipulation génétique, l’utilisation d’implants neuronaux, etc. Beaucoup d’entre elles en sont encore aujourd’hui au stade expérimental, mais elles ont déjà définitivement intégré la science-fiction de type cyberpunk depuis les années 1980. Pour aller plus loin : https://www.youtube.com/watch?v=s1341NL7RdY (documentaire Le transhumanisme et l’homme de demain)
[9] La mise en scène de Metal Gear Solid s’inspire tout particulièrement du cinéma américain et asiatique par le biais de ses généreuses cinématiques réalisées à partir du moteur du jeu plutôt qu’avec des images de synthèse, comme cela se faisait pourtant à l’époque des consoles 32 bits. Le but était de maintenir aussi souvent que possible l’immersion du joueur, même pendant les nombreuses séquences passives du jeu. Pour un tableau (incomplet) des références cinématographiques de la saga : http://metalgearworld.fr/documents.php?page=references2
[10] http://bts-culture.blogspot.be/2009/12/tuer-le-pere-le-mythe-de-saturne-cronos.html
[11] En vérité, de par cet étrange partage, Liquid et Solid ne devraient absolument pas se ressembler ! Seul celui ayant reçu les gènes dominants (c’est-à-dire les gènes qui expriment systématiquement leur caractère en dépit des gènes récessifs) serait une digne copie physique de Big Boss…
[12] Petite vidéo de présentation de la théorie : https://www.canal-u.tv/video/educagri/sur_les_traces_richard_dawkins_le_gene_egoiste.13248
[13] Ce faisant, il a affronté sa propre part d’Ombre, au sens jungien du terme, comme Liquid le fait remarquer lui-même durant le jeu. http://www.didierbressan-psychotherapie.com/blog/l-achetype-de-l-ombre.html. On peut aussi dire que Snake a combattu à nouveau son propre père puisque Liquid en a les gènes dominants et qu’il souhaite accomplir le vieux rêve de Big Boss : restaurer la nation guerrière de Outer Heaven.

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Le Fond de l’Affaire — Metal Gear Solid. GlobiGame JDR.

Metal Gear Solid : Solid Snake ?! At0miumVOD.

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