Jérôme Noirez
Nous poursuivons notre rétrospective Metal Gear avec l’analyse du deuxième opus de la saga, Metal Gear 2 : Solid Snake, développé par Konami sur MSX 2 et sorti en 1990 au Japon. Et rien qu’au Japon, en fait… jusqu’à sa ressortie dans la version spéciale de Metal Gear Solid 3. Avant toute chose, nous vous conseillons de lire le premier chapitre de cette analyse ainsi que de jouer à Metal Gear 2 si ce n’est déjà fait : plusieurs éléments du scénario seront effectivement dévoilés au fil de ces lignes…

Retrouvez
la chronique

CHAPITRE I : LA REVANCHE DU ROOKIE
CHAPITRE III : TUER LE PÈRE

Retrouvez
la chronique

 Chapitre III : Tuer le père

Épopée Metal Gear 

Épopée Metal Gear, Chapitre II :
La boucle éternelle

Chronique réalisée par Steven Demoulin

Vidéos
Vidéos
Liens Internet

Si le premier Metal Gear sur MSX 2 fut considéré comme un bon jeu, c’est par son portage sur la NES de Nintendo qu’il parvint pourtant à acquérir une plus large renommée. Situation étrange puisque ce portage, réalisé sans l’aide de Kojima, fut un échec en plusieurs points et offrit une expérience passablement dégradée : problèmes de gameplay et de game design, difficulté revue exagérément à la hausse, absence du Metal Gear (!) à la fin de l’aventure [1]… Comme le monde n’est plus à un paradoxe près, le deuxième épisode de la série, subtilement intitulé Snake Revenge, fut lui aussi réalisé sans Kojima… trop occupé à élaborer un nouveau jeu nommé Snatcher. Un bref aparté sur ce dernier s’impose d’ailleurs.

Snatcher est un récit (faiblement) interactif qui permit pour la première fois à Kojima-san de lâcher totalement la bride à ses obsessions narratives. Mariage pas si illégitime qu’il n’y parait entre Blade Runner et Terminator, cette enquête cyberpunk ouvrait des perspectives nouvelles dans la vision de Kojima [2]. Les nombreux dialogues devinrent le cœur de l’expérience et les phases de gameplay (de mauvaises séquences de tir), des anomalies destinées « à faire plus jeu vidéo ». Une sorte de reflet inversé du premier Metal Gear qui restait, lui, un jeu vidéo basé sur le gameplay alors que la partie narrative ne servait que de vague prétexte.

Ainsi, lorsque Kojima se décide enfin à reprendre lui-même les rênes de sa série et à offrir aux joueurs le véritable deuxième Metal Gear, c’est dans l’idée de faire quelque chose de différent, de pratiquement jamais vu. Oui, encore une fois. Metal Gear 2 reste un jeu d’infiltration et se targue même d’être plus subtil que son ainé par l’ajout de nouveaux mouvements. Snake peut enfin ramper, faire du bruit, utiliser de nouvelles armes et doit même se référer en permanence à un gadget inédit : le fameux radar. Les ennemis ne sont effectivement plus cloisonnés sur un seul écran, mais effectuent des rondes bien au-delà de la vision immédiate de Snake. Au joueur d’être plus attentif et prudent que jamais et d’élaborer de véritables petites stratégies d’approche.

Mais la vraie surprise, c’est que le titre s’enorgueillit d’un solide scénario. Le joueur se retrouve témoin de plusieurs longues secondes de dialogues, procédé alors plus utilisé dans le monde du RPG que dans celui du jeu d’action. L’intrigue dévoilée se veut assez crédible et documentée pour donner une certaine illusion de réalisme. Surtout, Solid Snake n’apparait plus comme une simple marionnette que nous manipulons à notre guise, mais comme un personnage à part entière qui n’hésite plus à exprimer sa personnalité. Si l’idée n’est pas assez claire, rappelons tout de même que son nom de code figure carrément en sous-titre du jeu !

Pensée latérale

Après ceci, il serait facile de s’imaginer avoir tout compris des ambitions de Kojima : il aurait simplement décidé d’appliquer ses velléités cinématographiques à sa nouvelle franchise en la rendant plus « réaliste ». Il n’en est rien. D’un point de vue du gameplay, la partie infiltration s’enrichit effectivement de tout un tas de situations originales qui semblent n’avoir rien à faire dans une histoire à vocation militaire. Des énigmes de situation. Metal Gear avait déjà fait un pas en ce sens, mais le deuxième épisode va beaucoup plus loin. Parfois proche du canevas d’un « point and click », Metal Gear 2 oblige le joueur à réinventer régulièrement sa logique ludique. Il faut en effet user de pensée latérale [3] pour admettre que les objets que l’on utilise de façon banale depuis plusieurs heures peuvent et doivent avoir une utilisation détournée. Un peu comme si, dans un pur jeu de course, votre voiture permettait soudain à son pilote virtuel de draguer de jeunes femmes en les emmenant faire un tour Dieu sait où en dehors des circuits… Oui, je tiens un concept, là.

Dans Metal Gear 2, cette pensée latérale vous pousse à utiliser vos clopes pour déterminer la direction du vent ou encore à attirer des animaux avec les rations qui restaurent votre vie… Ces situations se teintent souvent d’un absurde assumé, mais particulièrement fun à appréhender. Après tout, on est bien en présence d’un jeu fait pour divertir, non ? On peut cependant se demander si cette balance entre sérieux et clins d’œil amusés ne dénote pas d’une certaine incohérence créative… En effet, certaines énigmes de situation vous renvoient au manuel du jeu ou, plus étrange encore, au boitier du logiciel ! Et pas de façon détournée, non : les personnages du jeu vous en parlent carrément, brisant le quatrième mur avec une nonchalance qui rend difficile la suspension consentie de l’incrédulité [4].

Alors que cette technique métafictionnelle n’était utilisée qu’une fois dans le premier épisode, et servait une réflexion philosophique sur le statut du joueur, nous sommes ici dans une mécanique presque redondante. Sa légèreté et son insouciance sont a priori incompatibles avec l’ambition dramatique soulevée par le scénario. Pour parler autrement, disons que Kojima fait un peu trop joujou avec celui qui tient la manette pour que ce dernier prenne encore au sérieux ce qui se passe à l’écran. Metal Gear 2 ne serait donc qu’une vaste blague ?

• Slides 1 à 8 : Metal Gear 2 : Solid Snake — Console MSX 2 — © Hideo Kojima 1990 — © Konami 1990

La mort du manichéisme

Pour trouver la réponse à cette question, posons-nous en une autre : il se passe quoi à l’écran, finalement ? Que raconte donc le jeu par le biais de ses nombreux dialogues et passages de codec (la radio qui permet à Snake de contacter ses alliés à presque n’importe quel moment) ? Après la fin du premier Metal Gear, Snake digère mal la trahison de Big Boss et quitte FOXHOUND pour rejoindre la CIA. Au bout d’un moment cependant, comprenant que cela ne lui convient pas non plus, il décide tout simplement de prendre du recul et de s’exiler en Alaska pour faire le point. De changer de vie. Mais rien n’est aussi facile. Des cauchemars le poursuivent et la sensation de quelque chose d’inachevé. Snake ne comprendra que bien plus tard. Rappelé par FOXHOUND après trois années d’oubli pour désamorcer la nouvelle crise de Zanzibar Land, le jeune soldat apprendra que Big Boss n’est pas mort, comme il le croyait, à Outer Heaven.

Le destin semble tenir absolument à ce que l’un de ces deux hommes tue l’autre. Pour quelle raison ? La plus évidente, peut-être : le soldat loyal est totalement opposé au traitre, le chevalier doit abattre son dragon. L’habituelle opposition entre le bien et le mal… Non ! Pas de ça ici ! Au fil de ses rencontres avec ses ennemis, Snake devra remettre en cause le dualisme primaire de son univers mental, reliquat dangereux de la Guerre froide, qui ne permet pas d’appréhender le monde dans toute son ironique complexité.

Dans la base de Zanzibar, par exemple, il y a des tas d’enfants. Des orphelins de guerre. Il est possible au joueur de les tuer, par accident ou par envie sadique, mais les soldats ennemis ne s’aventureront jamais, eux, dans les lieux où se cachent les enfants. Ce qui est un élément de gameplay (il existe des endroits où Snake est en sécurité dans la base ennemie) est en fait un indice important sur la psychologie des adversaires (ils ont peur de blesser les enfants). Pourquoi un monstre assoiffé de sang s’encombrerait-il ainsi de plusieurs dizaines de mioches ? Certes, Big Boss voit en eux les soldats idéals de sa future armée. On fait mieux comme conscience humanitaire… Mais le vieux guerrier ne pense pas vraiment à mal : il est prisonnier de son existence martiale et ne peut plus réfléchir en dehors du cadre des confrontations passées et à venir.

Le gouvernement de Snake, le héros censé être du bon côté de la morale, n’a pas hésité à bombarder Outer Heaven trois ans auparavant, à la fin du premier Metal Gear, assassinant de fait les innocents qui s’y trouvaient encore : des membres de la résistance… et des enfants ! Dommages collatéraux pour l’Occident. Résidus gênants d’une guerre sale qu’on préfère oublier. Pas Big Boss. Le traitre américain est parvenu à sauver un bon nombre d’innocents en s’attardant dans sa base plutôt que de fuir directement après son combat contre Snake. À la tête d’une troupe de déracinés, Big Boss ne pouvait prendre soin d’eux autrement qu’en créant une nouvelle forteresse militaire, le seul environnement qu’il est capable de maitriser après une vie passée à se battre pour des idéaux impossibles. Voilà toute l’ironie qui suinte de la fin de ce deuxième Metal Gear : Snake comprend que les chevaliers n’existent pas plus que les dragons…

Sortir du cercle

Autre ironie mordante, cette remise en question est le fait direct des adversaires de Snake, qui sont, pour la plupart, des alliés du premier épisode ! Le résistant Kyle Schneider, l’agent numéro 1 de FOXHOUND Grey Fox, et même le scientifique créateur de Metal Gear, le Dr Madnar, qui était prisonnier à Outer Heaven ! Et Big Boss aussi, bien sûr… À l’instar des objets du jeu qui ont des fonctions a priori cachées, les personnages eux-mêmes ne sont pas ce qu’ils semblent être. Une fois encore, gameplay et scénario s’entrelacent intimement pour prendre Snake et le joueur dans un jeu de miroirs et de faux-semblants. Nous ne sommes pas loin des désillusions les plus extravagantes du théâtre baroque.

Des illusions qui dénoncent d’autres illusions. On pourrait dire qu’il s’agit là de la caractéristique principale du courant littéraire baroque qui va jusqu’à la mise en abime pour rappeler au spectateur qu’il regarde une pièce de théâtre ou lit un livre. Des siècles avant le postmodernisme, une œuvre pouvait avoir conscience d’elle-même et forçait le spectateur à créer des liens intimes avec elle. Metal Gear 2 n’évite pas lui-même ce procédé tout baroque puisque l’objet le plus important du jeu se révèle finalement être… une cartouche MSX2 d’un jeu vidéo de Konami ! 

En effet, c’est dans le code de ce dernier qu’un scientifique a caché des informations vitales pour la préservation de l’humanité. Bref, Snake va sauver le monde en lançant lui-même Metal Gear 2 [5]! Ce qui se passe d’ailleurs à la fin de l’aventure, devant les yeux incrédules du joueur, si celui-ci est assez patient pour attendre la fin des crédits. Il verra alors que Snake, qui a décidé de prendre une retraite définitive, préfère partir avant l’apparition de l’écran-titre, comme s’il refusait de se laisser prendre au piège d’une boucle infinie de parties de Metal Gear… Le caractère évidemment humoristique du procédé ne doit pas occulter le fait que cette ultime fuite épouse totalement les considérations dramatiques du scénario et de la psychologie du personnage.

Les dernières paroles de Big Boss avant le combat tant attendu ont trouvé un écho dans l’esprit de Snake : « Peu importe qui sortira vainqueur. Notre combat est sans fin. Le perdant sera libéré du champ de bataille, et le vainqueur y restera. Le survivant sera condamné à finir sa vie comme un soldat. Jusqu’au bout. » Snake refuse cette vision du monde et jure à Big Boss que, s’il parvient à le défaire, il renoncera à jamais aux conflits armés. En homme libre, c’est à lui de choisir son destin, comme il aimera le rappeler des années plus tard dans Metal Gear Solid 2. Manipulé depuis le début, que ce soit par son gouvernement pas si innocent que cela, ou par le joueur pour qui il n’est qu’un avatar, Snake quitte littéralement la boucle ludique pour un hors-champ fantasmé, car jamais montré : l’Alaska et sa pureté neigeuse qui noie le sang du monde.

Entrer dans le cercle

Parvenus à ce stade de notre réflexion, nous ne sommes pourtant pas beaucoup mieux armés pour répondre à la question posée un peu plus tôt : les (trop ?) nombreuses séquences où Metal Gear 2 brise le quatrième mur ne sont-elles que des plaisanteries ? Et si oui, ces dernières détruisent-elles tout effort du scénario pour nous faire vivre des moments dramatiques (dont la mort de plusieurs personnages) ? Dans son excellent article du site merlantfrit [6], Nicolas Turcev soulève le problème au-delà du cas spécifique du jeu de Kojima : « Évidemment, le principal reproche à formuler à une telle pratique de la distanciation, c’est la brisure du contrat de réalisme. Le spectateur est incapable d’engager un processus d’identification puisque la fiction se mêle à sa réalité en un tout peu lisible qui le décroche de son rapport élémentaire au monde. Lorsque le quatrième mur tombe, le contenu de l’œuvre se déverse dans l’auditoire, parasitant de ce fait les conceptions fictionnelles, donnant un cachet fantastique à la situation. En somme, c’est un coup d’arrêt fatal à la suspension consentie de l’incrédulité, le public est apostrophé et regagne sa raison, laquelle l’empêche de donner un réel crédit aux événements qui se déroulent sous ses yeux. »

Apparemment, tout cela ne serait donc pas très sérieux… De fait, plusieurs œuvres maltraitant le quatrième mur le font dans un but purement humoristique. On peut penser à Claire de Lune, la série qui a révélé Bruce Willis et dans laquelle les acteurs n’hésitaient pas à lire le scénario ou à faire part à haute voix de leur espoir de jouer dans une prochaine saison ! Dans un contexte plus geek, impossible de faire l’impasse sur Deadpool, personnage de Marvel dont le super-pouvoir est d’avoir conscience qu’il est un personnage de fiction ! C’est évidemment l’occasion d’enchainer des situations plus absurdes et savoureuses les unes que les autres…

Et pourtant, le jeu vidéo, parce qu’il n’est ni théâtre, ni littérature, ni cinéma (même si certains développeurs le voudraient bien…), mais bel et bien jeu, ne peut totalement entrer dans les catégories narratives classiques. La notion d’interactivité bouleverse la donne, et à la métaphore du quatrième mur nous nous voyons plus avisés de mettre en place celle de « cercle magique ». Cette notion, créée par Johan Huizinga, dans son ouvrage Homo Ludens, pour différencier ce qui est jeu de ce qui ne l’est pas, est à présent de plus en plus utilisée spécifiquement dans l’analyse vidéoludique. À l’intérieur du cercle, c’est un monde à part, ludique, régi par des règles et une logique éphémères. En dehors du cercle, c’est le monde réel avec ses lois éternelles. La limite parait claire… Elle ne l’est donc tout naturellement pas.

S’il existe des moments où le cercle se rétracte sur lui-même, c’est à dire des moments où le jeu semble nous échapper, c’est lorsque l’interactivité se fane, lorsque les possibilités d’agir s’amenuisent au profit d’un spectacle plus contemplatif. C’est le danger d’un jeu qui devient film, spectacle passif qui trahit le contrat qui nous unit à la machine. Et puis, il y a des moments où le cercle s’élargit. C’est ce qui arrive lorsqu’un personnage de Metal Gear 2 vous demande de chercher une information dans le manuel ou au dos du boitier du logiciel, par exemple. Le jeu réside dans l’idée plutôt que dans le matériel.

L’idée finale, justement, c’est peut-être qu’on ne sort pas d’un jeu tant que l’on continue à agir pour servir les buts de ce dernier, même lorsque le quatrième mur explose. Sous couvert de plaisanteries, nous avons donc affaire ici à un outil narratif cohérent avec l’essence même du jeu vidéo. Lorsque Metal Gear 2 parle de lui-même en toute conscience, c’est pour que le joueur comprenne l’étendue du processus artificiel dans lequel il s’est engagé, ce qui l’amène à une identification directe avec le héros de l’histoire, Snake, qui vit la même chose, bien qu’à un niveau ontologique différent. 

On pouvait en rire en 1990. Ce sera moins évident dans un futur toujours plus virtualisé… Kojima nous dit une fois encore que, malgré son attrait hypnotique, nous ne devrions jamais subir un programme, pas plus que nous ne devrions subir la tyrannie de nos gènes, de nos mèmes et de la scène du monde réel. Nous venons d’énumérer là les thèmes principaux des trois prochains jeux de la série, rebaptisée Metal Gear Solid à l’occasion de son passage à la troisième dimension. Sisyphe de l’ère numérique, Snake renoncera alors à son serment et retournera combattre dans la boucle éternelle pour y gagner, peut-être, une nouvelle forme de liberté… 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=g7HUG_SiHVw :  Le rétro-testeur « Joueur du Grenier » nous explique tout ce qui ne va pas sur cette version NES… même s’il n’a pas l’air très conscient du fait que la version originale est bien meilleure
[2] https://www.youtube.com/watch?v=gKQ2VNekZrk : Excellente présentation du jeu
[3] http://www.talentdifferent.com/la-pensee-laterale-edward-de-bono-2132.html
[4] https://www.youtube.com/watch?v=oHHozRlV1XM
[5] Le fait que cette cartouche contienne spécifiquement le jeu Metal Gear 2 n’est jamais clairement énoncé pendant l’aventure. Mais la suggestion est très forte, et est encore rehaussée par les techniques narratives métafictionnelles dont Kojima a toujours abreuvé le joueur.
[6] http://www.merlanfrit.net/Le-quatrieme-mur-s-extirper-de-la

• Slides 1 à 5 : Metal Gear 2 : Solid Snake — Console MSX 2 — © Hideo Kojima 1990 — © Konami 1990

Vidéos

Walktrough de Metal Gear 2 : Solid Snake. GreatOne14.

Should Konami Remake Metal Gear And Metal Gear 2 ? GamingBolt.

Sites internet