Les hommes ont quitté leur planète d’origine, polluée par une incessante et destructrice activité humaine. En quittant leur espace naturel, ces derniers ont désappris toute notion de lien social, abdiquant leur liberté de penser et leur choix à la Machine, mère protectrice d’une humanité qui s’est oubliée et fourvoyée dans les affres d’un progrès bien peu civilisationnel. Texte ô combien prophétique, La Machine s’arrête de l’écrivain britannique Edward Morgan Forster bénéficie, aujourd’hui, sous la houlette des éditions L’Échappée d’une réédition des plus salvatrices en ces temps de fin du monde annoncée…
Infos pratiques
La Machine s’arrête
Edward Morgan Forster
Éditions L’Échappée
Chronique réalisée par Franck Brénugat
HISTOIRE
Le monde tel que nous le connaissons n’est plus. L’humanité a quitté la surface de la Terre, dont l’atmosphère est devenue irrespirable à force de pollutions répétées, pour aller se réfugier sous terre. Elle a aussi abandonné tout lien social, se contentant de vivre par écrans interposés, évitant de la sorte tout contact physique et émotionnel, lequel serait de nature à perturber immanquablement une humanité désireuse de s’oublier elle-même. Elle a aussi fait le deuil de toute autonomie, de toute liberté de pensée — et conséquemment de toute notion de responsabilité. Cette nouvelle humanité s’en est pour cela remise au jugement de la Machine, mère bienfaitrice qui veille à satisfaire tous les désirs de ses tendres et dociles rejetons. Au point de se montrer étouffante et castratrice, en ce que rien ne saurait échapper à son contrôle et à ses doctes préconisations. La Machine a de fait rendu amorphes ses sujets, tant physiquement qu’intellectuellement. Les déplacements — professionnels comme privés — sont ainsi perçus comme une perte de temps et synonymes d’ennui, les relations par écrans interposés étant jugées plus profitables. Repas confectionnés in situ et sorties virtuelles sont également de mises. Dans cet univers où tensions et conflits semblent définitivement relégués aux oubliettes de l’histoire, nous suivons l’étrange relation d’un fils et de sa mère.
Si la seconde, Vashti, se réjouit de livrer son existence corps et âme à cette bienfaitrice Machine, le premier, Kuno, ne semble pas vouloir l’entendre de la même oreille. Il nous témoigne son ardent désir de voir sa mère de visu et non point au travers de son « cinématophe », équivalent de nos contemporains outils de visioconférence. Cette mère, bien établie dans les mentalités de son époque, conférencière accomplie, ne perçoit nullement l’intérêt qu’un tel déplacement pourrait lui procurer. Bien au contraire, devoir emprunter un dirigeable — et par la même occasion devoir supporter toutes les contraintes se rattachant à la notion même de voyage — relève d’un non-sens absolu, voire d’une remise en question de la sagesse algorithmique Machine. Toutefois, devant l’insistance prononcée de son fils la suppliant d’effectuer le déplacement, celle-ci finit contre toute attente par céder aux demandes de sa progéniture, envers laquelle elle semble malgré tout montrer quelque vague attachement. À son plus grand désespoir. Lequel d’ailleurs atteindra son paroxysme lorsque ledit rejeton lui fera part de son désir d’arpenter la terre ferme. Et cet ingrat de se détourner des saints commandements de la Machine. Quitte à se voir condamné au « sans-abrisme », condamnation irrévocable à la géhenne…
Lecture
« Omnipotente, éternelle, bénie soit la Machine ». Sous le couvert d’une telle litanie, l’humanité de demain semble avoir irrévocablement tourné le dos à son essence, si tant est que celle-ci n’en ait jamais eu une. Bien avant que la technicité du monde moderne ne commence à faire voir ses ravages de tout ordre — tant sociétaux, éthiques qu’environnementaux —, Edward Morgan Forster met en scène les destructions qu’un productivisme tout juste mentionné n’a pas manqué de produire. Contraints de fuir une Terre souillée par notre sempiternelle et impardonnable hubris, les hommes se sont retrouvés à devoir reconstruire une nouvelle humanité, loin du ciel platonicien, au plus profond d’une caverne dont l’apparent confort n’est que mensonges et illusions. Confortablement repliés dans leurs alcôves souterraines faisant office commun de maison, de bureau et de dortoir, ces hommes nouveaux se livrent aux jeux subtils de la pensée, tout entier plongés dans les vertiges des abstractions et idéalités platoniciennes. Et l’humanité de se perdre dans d’infinis loisirs de création virtuelle, où chacun manifeste, par son talent individuel, qui une musique, qui une conférence, qui une peinture, rendu invisible derrière son pupitre, mais sous le regard bienveillant de la Machine. Quid alors de notre confrontation au monde, de notre être-au-monde justement ? Perpétuellement reclus dans notre appartement, premier et dernier horizon de notre pâle présence au monde, nous avons cessé d’être un « animal politique », cet être naturellement fait pour en vivre en société selon la formule aristotélicienne. Nous ne voyageons plus — notre « cinématophe » faisant office de panorama ouvert sur le monde, comprendre ici sur les autres « cinématophes » —, nous ne nous aimons plus — les rapports sexuels n’ayant pour seule vocation que le maintien de l’espèce, ils se limitent par conséquent à leur seule fonction reproductrice —, nous n’allons plus vers le monde — c’est le monde dorénavant qui vient à nous. Belle apparence d’utopie, laquelle semble nous avoir débarrassés de toute contrainte, de tout effort, de toute incertitude, de toute angoisse en somme. Nietzsche l’avait déjà bien compris : « L’homme cherche la “vérité” : un monde qui puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai, un monde où l’on ne souffre pas ; or la contradiction, l’illusion, le changement sont cause de la souffrance ! » Parvenir au vrai, c’est en conséquence organiser le monde selon certaines catégories utiles à notre volonté de puissance. Les vérités se montrent alors à nous comme des perspectives superficielles et bénéfiques, des points de vue subjectifs et protecteurs, des illusions sans lesquelles nous ne pourrions plus vivre. Et la Machine de nous conforter éternellement dans les choix les plus sécuritaires et les moins audacieux… Criante dystopie en réalité, laquelle nous montre le processus de déification s’opérant à l’égard de ce nouveau Léviathan des temps modernes, simple outil algorithmique en passe d’être déifié et adulé par une armée d’ombres.
« Peu de gens voyageaient ces temps-ci, car, grâce aux avancées de la science, la Terre était exactement uniforme. Les communications rapides, dans lesquelles la civilisation précédente avait placé tant d’espoir, avaient fini par causer sa propre perte. À quoi bon se rendre à Pékin alors que ce serait exactement comme à Shrewsbury ? Pourquoi retourner à Shrewsbury alors que ce serait exactement comme à Pékin ? Les hommes déplaçaient rarement leur corps, toute l’agitation était concentrée dans l’âme. » Juste condamnation d’une société liquide qui s’est manifestement évertuée à étêter toute forme de différence, au nom d’une société vantant ad nauseam les vertus du pragmatisme libéral couplé aux effets délétères de l’égalitarisme. Deux pratiques se nourrissant l’une de l’autre, malheureux géniteurs d’une uniformisation aux atours funestes et d’un sans-frontiérisme non moins destructeur des identités et du droit à la différence…
L’auteur de La Route des Indes nous livre dans ce roman court un texte coup de poing, d’une écriture soignée, édifiant dans ses critiques relatives à notre société techniciste. Parfaitement en phase en cela avec ses contemporains Aldous Huxley et George Orwell, plus connus sous nos latitudes sciences-fictionnelles. La Machine s’arrête nous met en garde contre les effets pervers de l’individualisme et du productivisme. Un siècle nous sépare de cette œuvre remarquable et clairvoyante et nous ne pouvons en cette première moitié du XXIe siècle que noircir davantage le tableau. À cette malheureuse combinaison susmentionnée, s’additionnent notre addiction aux nouvelles technologies, la question embarrassante d’un transhumanisme pour alors embryonnaire et la nouvelle hérésie apologique consacrée par les nouveaux gourous au dataisme, nouvelle religion dont la Machine forstérienne en est l’ancêtre. Les lecteurs soucieux de prolonger leur voyage en ces terres dystopiques se tourneront vers l’excellent roman La Cité et les Astres d’Arthur C. Clarke, lequel récit présente moult traits et traitements apparentés à l’œuvre d’anticipation forstérienne.
On ne pourra donc que se féliciter de voir cette maison d’édition L’Échappée, à la ligne éditoriale très engagée, nous faire l’honneur de ressortir ce titre indispensable en ces temps de renoncement, où la « mécanisation universelle » semble avoir conquis jusqu’à la moindre parcelle de nos terres et de notre âme… Ce court texte se voit adjoindre un avant-propos signé Pierre Thiesset fort inspiré, épaulé par une postface cosignée Philippe Gruca et François Jarrige qui l’est tout autant.
Comme le soulignait déjà Platon, qu’il est difficile de s’extraire de nos vaines illusions pour nous confronter à la lumière aveuglante de la vérité ! Cependant, contrairement à l’enseignement du maître athénien, il ne s’agit pas dans le texte de Forster de nous détourner du monde sensible de la caverne pour celui du monde intelligible des Idées ; au contraire, il s’agit justement d’abandonner nos jeux individuels de l’esprit, nos arrières-mondes en vue de recouvrer le monde sensible, celui de nos sens, de notre corps et de notre terre si tangible en réalité. Un enseignement bien plus nietzschéen que platonicien en fin de compte. « — Oh, demain… un imbécile redémarrera la Machine, demain. / — Jamais, affirma Kuno, jamais ! L’humanité a retenu la leçon. » Ainsi parlait Edward Morgan Forster. Qu’il soit ici plus que jamais entendu ! Souhaitons toutefois à notre héros forstérien une audience plus attentive et soutenue que celle de ce cher Zarathoustra…
Vidéos
E.M. Forster documentary. Write Like.
Francis King : E.M. Forster et son monde. Ina Culture.