Littérature mal considérée sous nos latitudes, la science-fiction a su en revanche gagner toutes ses lettres de noblesse outre-Atlantique et outre-Manche, parvenant à satisfaire le grand public tout comme l’intelligentsia universitaire. Si certains de nos éditeurs ont souvent le bon goût de mettre à la disposition de nos étals d’anciens titres d’auteurs, pour certains tombés en déshérence éditoriale — aux côtés d’une nouvelle génération de conteurs fort fréquentables par ailleurs —, nous ne pouvons que déplorer dans l’hexagone la difficulté de cette littérature à toucher le plus grand nombre et à jouir d’une respectabilité tant attendue. Et pourtant, au regard de la remarquable production engendrée au cours des siècles, nous ne pouvons que nous émerveiller au regard de la richesse littéraire et conceptuelle que le genre a su donner à l’humanité.

C’est cette dernière que les auteurs Xavier Dollo — talentueux explorateur du domaine — et Djibril Morissette-Phan — jeune auteur non moins prolifique à qui l’on doit, entre autres faits d’armes, la remarquable série d’horreur Glitterbomb — ont cherché à illustrer par l’entremise de cette collaboration. La visite guidée commence en compagnie d’Arthur C. Clarke dont les Odyssées ne sauraient être une meilleure porte vers les confins infinis de la richesse narrative et conceptuelle de la science-fiction. Si l’aventure elle-même prend naissance aux périodes historiques les plus reculées, avec le premier écrit recensé de l’humanité, L’Épopée de Gilgamesh, texte sumérien, bien vite nous nous déportons vers une littérature plus contemporaine afin de nous frotter aux maîtres et initiateurs du genre : Mary Shelley, Jules Verne, Edgar Allan Poe ou encore H. G. Wells.

Le voyage chronologique se poursuit, côtoyant les auteurs ayant marqué le genre par leur singularité et leur audace. Si la plupart témoignent d’une réelle disruption par rapport à leurs aînés, certains se contentent d’apporter plus modestement leur pierre à un édifice des plus protéiformes. Et c’est toujours accompagné par une figure magistrale du genre que le lecteur poursuit son cheminement, faisant route vers sa destination : les horizons infinis de lendemains riches de promesses littéraires. Et nos deux derniers comparses — Robby, le robot du cultissime Planète interdite et Jenkins, protagoniste de Demain les chiens — de nous laisser au seuil de Compute-Un, l’ordinateur de l’incontournable H2G2 de Douglas Adams. L’un et l’autre s’interrogeant sur la meilleure définition à donner de la science-fiction. Gageons qu’en compagnie d’un tel duo de choc, nous ne devrions pas manquer de matière pour disserter…

Rhââââ ! Parcourir quelques millénaires de littérature spéculative sous l’égide de la bande dessinée… Saurait-il exister plus beau voyage pour les amoureux des mauvais genres que nous sommes ? Probablement pas. L’exercice aurait pu se montrer périlleux au regard du foisonnement protéiforme de ces littératures sciences-fictionnelles. Mais les compères Xavier Dollo et Djibril Morissette-Phan sont parvenus à éviter les écueils d’une telle et audacieuse entreprise.

Quel plaisir dès lors que de voir se côtoyer les plus grandes plumes des littératures de l’imaginaire science-fictionnel au travers de cette longue histoire s’étalant sur plusieurs siècles ! Le travail documentaire et les choix narratifs de Xavier Dollo ne sont jamais pris en défaut et s’efforcent toujours d’être orchestrés au profit du lecteur. On appréciera notamment le soin apporté au contexte sociétal entourant les créations, angle indispensable pour tout lecteur soucieux d’appréhender les conditions d’émergence de telle ou telle œuvre. En ce sens, les cartouches se montrent des plus généreuses, sans être pour autant bavardes, se gardant bien de trop phagocyter les planches du talentueux Djibril. Il semble ne manquer personne au panthéon des auteurs SF dans cette longue fresque. On se bousculerait même, tant les ténors du genre se sont bien tous donné rendez-vous tout au long ce ces quelque deux cents pages. Fort heureusement, les astuces scénaristiques et les nombreux clins d’œil fonctionnent à plein et l’intérêt du lecteur est toujours et savamment mis à contribution par une écriture des plus à propos. Si l’approche se montre historique, le choix narratif s’appuie également sur une approche thématique, laquelle nous permet ainsi de nous approprier le champ de la science-fiction américaine féminine, du cyberpunk, de la science-fiction française moderne et celle des pays et continents où le genre se montre naissant. Mais cette maîtrise historique et conceptuelle du genre littéraire ne saurait être mise au bénéfice du lecteur si elle n’était secondée par un découpage des plus soignés et par un dessin de circonstance.

Nous sommes en ce sens d’emblée séduits par le trait, lequel offre une parfaite lisibilité, notamment celle concernant l’importante galerie de personnages parcourant cette longue traversée. Point besoin ici de carte d’identité pour le voyageur éclairé : aucun romancier n’échappe au juste trait de Djibril. Une belle performance s’il en est. Le talent du jeune auteur se manifeste également au travers de quelques illustrations pleine page, lesquelles offrent une certaine respiration à un ensemble qui peut se montrer par moments un tantinet surchargé. Nous ne pourrons par ailleurs qu’approuver le choix des couleurs pastel, choix colorimétrique qui n’est pas sans rappeler celui des albums de Riff Reb’s. La douceur des couleurs conjuguée à cette lisibilité du trait achèvent de faire de ce voyage un parfait équilibre entre narration et graphisme, exercice typiquement délicat pour les bandes dessinées documentaires.

La copie serait-elle parfaite pour autant ? Assurément, s’il nous fallait faire l’impasse sur quelques planches — heureusement fort rares — qui ploient sous le poids d’un texte parfois envahissant, sur les dernières pages notamment. Si le début de l’aventure semblait relever du marathon, les derniers mètres relèvent plutôt du sprint… Certaines planches voient ainsi leurs cartouches occuper bien plus de place que le dessin, au point de considérer certaines planches du grand Jacobs comme un modèle d’aération… Assurément, l’album aurait gagné à voir sa pagination quelque peu augmentée afin de permettre à certains auteurs de jouir d’un espace tout autant mérité que leurs prédécesseurs. Il a sans doute fallu rendre la copie dans les temps ou plus exactement dans les espaces. Que ces quelques remarques ne viennent nullement déprécier un objet qui se montre pour le néophyte comme pour l’amateur éclairé une référence juste indispensable ! Les béotiens passeront leur tour au regard d’une dimension par trop pédagogique, les autres y verront une entreprise audacieuse et pertinente, auréolée par toute l’attention et le professionnalisme investis dans cette singulière démarche. Une belle performance, élégamment accompagnée qui plus est d’une préface fort bienvenue, sous la plume enthousiaste et inspirée de Pierre Bordage. Au point que l’on se surprendrait à rêver d’une telle entreprise concernant également les littératures issues du fantastique et de la fantasy.

Il ressort de cette Histoire de la science-fiction en bande dessinée un authentique plaisir de lecture. Elle témoigne de la part de leurs auteurs d’un acte d’amour des plus généreux et gratifiants à l’égard de ces littératures spéculatives. Elle résonne comme une juste rémunération de textes et d’auteurs dont l’audace narrative et spéculative n’a de cesse de marquer notre quotidien sous de multiples et parfois singulières facettes. Que les futurs lecteurs puissent trouver autant de plaisir à voyager dans les récits de demain qu’ils en ont dans ceux d’hier et d’aujourd’hui !