À l’occasion de la sortie prochaine de Metal Gear Solid V : The Phantom Pain, nous vous proposons une rétrospective de l’ensemble de la saga, l’une des plus longues et acclamées de l’Histoire des jeux vidéo. Sur une période de presque 30 ans, Hideo Kojima, son créateur, réalisateur et scénariste principal, a réussi à traverser toutes les tendances et les générations de consoles. En est sortie une épopée unique qui mélange contexte militaire, science-fiction et fantastique. Le tout alternant entre tragédie et humour parfois absurde. Un cocktail détonnant, qui ne s’est jamais contenté de divertir (même s’il le fait bien), mais qui a offert à ses aficionados de multiples pistes de réflexion : menace nucléaire, géopolitique, manipulation de masse, transhumanisme, cybernétique… Pour approfondir tous ces sujets, retournons à la genèse historique avec le tout premier épisode : Metal Gear…
Épopée Metal Gear
Chapitre I : La revanche du rookie
Chronique réalisée par Steven Demoulin
1986. Le jeune Hideo Kojima travaille dans l’industrie du jeu vidéo depuis peu et vient de subir un cuisant échec. Son premier titre, Lost World, vient d’être purement et simplement annulé. Notre Japonais s’accroche pourtant grâce aux encouragements d’un mystérieux individu qu’il ne nommera jamais, mais qu’il appelle volontiers son « mentor ». Konami lui confie alors la création d’un jeu de shoot sur MSX2, standard japonais de micro-ordinateur du milieu de la décennie. L’affichage limité des ennemis à l’écran, du fait des capacités réduites de la bête, lui semble être un frein fatal à l’exploitation d’un jeu véritablement bourrin. Kojima réfléchit alors à une autre approche. Il repense au film culte La Grande Évasion et au fait qu’il est possible de raconter une histoire palpitante dans un contexte guerrier en limitant les affrontements. C’est l’idée retenue. Également fan des James Bond, Hideo se dit qu’il sera question non pas de s’échapper, mais de s’infiltrer dans une base ennemie. Le scénario, certes sommaire, de Metal Gear germe dans son crâne. Le jeune homme propose le projet à ses boss qui, bien qu’un peu dubitatifs, lui donnent le feu vert. L’outsider de Konami ne doit pas se planter…
Le joueur incarnera pour la première fois Solid Snake, nom de code désignant un jeune soldat surentrainé, néanmoins peu habitué aux opérations sur le terrain. Un rookie. Nouveau venu dans le groupe d’intervention FOXHOUND, commandé par le soldat légendaire surnommé Big Boss, il est censé venir au secours de Gray Fox. Ce dernier n’est rien de moins que la meilleure recrue de FOXHOUND, porté disparu alors qu’il infiltrait la place forte d’Outer Heaven en Afrique du Sud. Selon les informations des pays occidentaux, une arme terrifiante serait effectivement en construction dans l’inexpugnable forteresse…
Dès le début du jeu, un appel de Big Boss par transmetteur signale à Snake qu’il s’agit d’une mission d’infiltration. Le jeune soldat n’a aucun équipement, si ce n’est un paquet de cigarettes qu’il est parvenu à emporter en mission en… l’avalant. Puis en le régurgitant. Il fallait en avoir envie… Quoi qu’il en soit, le joueur est donc prévenu : le jeu sera très différent de ce dont il a eu l’habitude jusqu’ici. Pour terminer l’aventure, il va falloir ruser, être patient, anticiper les rondes des ennemis et déjouer les pièges semés sur le parcours menant au Metal Gear TX-55, char d’assaut/mecha ayant la capacité de lancer des frappes nucléaires depuis n’importe quelle position. Certes, les possibilités du gameplay paraissent bien pauvres, aujourd’hui. Snake ne peut qu’avancer, frapper et tirer. Il lui est même encore impossible de ramper, le comble pour un serpent ! Pourtant, de nombreuses situations rencontrées par le joueur pousseront celui-ci à voir au-delà de ses capacités initiales. La possibilité d’appeler ses coéquipiers par transmetteur à n’importe quel moment à la recherche d’informations est la première subtilité qui frappe celui ou celle qui se lance dans l’aventure. Des informations sur les ennemis et les armes, principalement, mais pas seulement. Les quelques délires annexes que l’on pourra glaner font déjà montre de l’humour dont est capable Kojima, comme la réaction de Big Boss lorsque nous découvrons la toute première boite en carton de la série, gadget d’infiltration redoutable, comme chacun le sait ! Enfin, pour en revenir au déroulement du jeu à proprement parler, de nombreux items devront être récoltés et utilisés aux bons moments pour affronter des situations qui sortent de l’ordinaire…
Ce gameplay simple et efficace, alors pratiquement inédit, fait de Metal Gear l’un des tout premiers jeux d’infiltration, suivant de quelques années Castle Wolfenstein qui peut sans doute revendiquer le titre de précurseur. Il est même possible d’aller plus loin et de remarquer, l’air de rien, que les mécaniques les plus primaires de Metal Gear ne sont pas si différentes de celles du célèbre Pac Man… Mais là où Kojima fait très fort, c’est qu’il est possible de terminer le jeu sans tuer le moindre soldat, exception faite pour les boss, de toute façon à moitié suicidaires au vu de leur profonde incompétence… Laisser le choix au joueur, voilà bien une approche révolutionnaire ! Bien que cela permette de varier les plaisirs en cours de jeu, il serait vain de penser que l’intérêt ludique est la seule préoccupation de Kojima. Celui-ci a toujours été un pacifiste convaincu. À cet égard, il déclare :
« Le souci c’est que mon père avait vécu la période de la Seconde Guerre mondiale avec ses attaques aériennes. Il en a été très traumatisé. J’ai été éduqué dans cette peur de la guerre et de cette violence internationale. C’est pourquoi j’ai voulu éviter de reproduire ces choses-là pour le plaisir, pour le jeu. Je considère que ce n’est pas vraiment quelque chose pour laquelle on peut rire. Quand on joue à Metal Gear, même le premier, il s’avère que l’on porte une arme et qu’il faut parfois s’en servir. Mais ce n’est pas la finalité de la mission. Le but du jeu est de remplir un certain nombre de missions, mais sans être amené à utiliser la violence gratuite et les armes à tout va. » [1]
Mais la volonté de Kojima de surprendre le joueur ne se limite pas à proposer un genre quasi inédit qui lui fait prendre conscience de sa propre violence (ce qui serait déjà suffisant pour épingler ce Metal Gear sur le tableau des classiques du jeu vidéo). Le scénario est extrêmement limité, mais il a le mérite d’exister. À une époque où les concepteurs de jeux d’action se contentaient souvent d’afficher une poignée de phrases, quand il y en avait, Metal Gear propose une ambiance et des objectifs aux aspirations cinématographiques. Snake est à l’époque clairement inspiré du Kyle Reese du Terminator de Cameron [2] alors que son nom de code renvoie au Snake Plissken des films de Carpenter (les cultissimes New York 1997 et Los Angeles 2013). Bien sûr, il est encore difficile à cette époque de s’imaginer en train de participer à un film, d’autant plus que la mise en scène est parfaitement inexistante, mais les inspirations sont là, depuis le concept même du jeu, et ne cesseront de prendre de l’ampleur dans les suites.
Tout cinéphile frustré qu’il est, Kojima n’a néanmoins pas pour objectif de procurer une expérience passive au joueur. S’il veut le surprendre, c’est avant tout pour l’impliquer, le faire réagir et lui procurer une expérience comme seul le jeu vidéo en est capable. Ainsi, le twist final du scénario découle de cette volonté de prendre au piège le joueur dans une mécanique retorse et de le faire réfléchir, déjà à l’époque, sur la notion d’interactivité.
Tout le monde le sait à présent, on ne peut plus parler de spoiler : Big Boss, le chef de FOXHOUND, est en réalité le leader de Outer Heaven. Si aujourd’hui il s’agit d’un élément de la mythologie de la saga parmi d’autres, à l’époque, le joueur était confronté à une véritable anomalie du fonctionnement vidéoludique. Le chef de Snake, son mentor, le guidait à travers les messages audio du transmetteur. Big Boss est la voix rassurante, celui qui explique la marche à suivre. Le joueur, en bon soldat qu’il est, se contentait de suivre les ordres. Et puis, la machine s’enraye, imperceptiblement. Les conseils de Big Boss deviennent de moins en moins utiles, laissant le petit soldat dans l’expectative. Pire, vers la fin du jeu, suivre ces conseils devient dangereux. Le soldat se voit contraint de désobéir pour survivre ; le joueur, lui, désobéit au jeu pour le terminer. Au summum de ce dérèglement intradiégétique, Big Boss brise carrément le quatrième mur en s’adressant à celui qui tient la manette ! Ce ne sera pas la dernière fois, loin de là, que Kojima s’autorisera ce genre de fantaisies dans sa saga…
Fantaisies, vraiment ? Peut-on appeler ainsi ces moments qui ne sont pas là simplement pour divertir, mais pour perdre le joueur, le freiner dans son élan et le forcer à prendre du recul ? Lorsque fiction et réalité se rejoignent, celui qui tient la manette ne cesse-t-il pas d’être simplement un joueur pour approcher brièvement la condition de philosophe ? Aristote disait bien que l’étonnement était le début de la philosophie… Kojima semble ne pas vouloir d’un joueur qui suit bêtement ce qu’on lui demande de faire, mais qui interroge la structure ludique dans laquelle il est immergé et, beaucoup plus tard avec Metal Gear Solid 2, qu’il élève cette réflexion jusqu’aux strates du monde réel. C’est le germe de tout cela que contient Metal Gear, pour ainsi dire à l’état de prototype. Car évidemment, en 1987, nous n’en sommes encore qu’aux prémisses du projet ludo-philosophique de Kojima centré sur la nature émancipatrice de la désobéissance. Sujet particulièrement sensible dans la société ultra-hiérarchisée du Japon…
Il convient cependant de ne pas sous-estimer les ambitions de ce premier épisode, dont les rouages manipulateurs se retrouveront réutilisés deux décennies plus tard dans des jeux tels que Bioshock ou Spec Ops : The Line… avec plus ou moins de réussite. Il n’est pas difficile d’imaginer que Kojima voulait absolument marquer les esprits pour se débarrasser de l’étiquette peu glorieuse qu’on lui avait collée après son premier échec. De là à dire que Snake endosse un bref instant le rôle d’alter ego de son créateur, il n’y a qu’un pas. En effet, à la fin du jeu, la recrue de FOXHOUND tombe nez à nez avec Big Boss qui lui barre la route et lui dit : « J’ai donné cette mission à toi, un blanc-bec… Je pensais t’utiliser pour berner le reste du monde… Mais tu as été le meilleur. Tu as été trop loin ! » Le parallèle avec un Kojima presque en état de disgrâce au sein de Konami et qui prend finalement sa revanche est tentant. Le Japonais l’a lui-même déclaré :
« Comme j’avais pour première expérience un jeu avorté, j’étais assez peu crédible auprès de l’équipe ! Beaucoup de gens disaient : “Ouh là, non seulement il est débutant, mais en plus son premier essai est un échec total puisque le jeu n’a même pas vu le jour…” Donc j’étais un peu mal à l’aise en fait… Et puis finalement le jeu est sorti et il a eu de très bonnes critiques. À partir de là, j’ai gagné un statut plus digne de mes prétentions ! » [3]
Ce meilleur statut, Kojima n’aura de cesse de l’utiliser pour imposer sa vision sans concession du jeu vidéo et repousser toujours plus loin les interactions entre le joueur et son média. Le brillant réalisateur restera pourtant paradoxalement prisonnier de la saga Metal Gear qui, jusqu’à aujourd’hui, suivra les codes et le déroulement de cet opus fondateur. D’un schéma récurrent, l’affrontement d’un soldat héroïque contre une machine de guerre qui combine l’obsession nipponne pour les robots géants et la peur d’une menace nucléaire aux relents d’Hiroshima, Kojima a tiré une rengaine presque mythologique, qu’il étoffera pendant près de trente ans. Au point d’être capable de livrer aux joueurs neuf épisodes qui raconteront tous, au fond, différentes voies d’émancipation, différentes façons de refuser un destin pourtant gravé au cœur des rouages déterministes du jeu vidéo…
Vidéos
Metal Gear sur la MSX 2. Le Jeu C’est Sérieux.
Hideo Kojima (Metal Gear). La chaîne de P.A.U.L.