Désormais star du monde vidéoludique grâce au succès foudroyant de son Metal Gear Solid, Kojima planche sur la suite après seulement quelques mois de repos. Malgré les pressions commerciales, le réalisateur va prendre son temps pour peaufiner son nouveau bébé… Metal Gear Solid 2 : Sons of liberty arrive sur PlayStation 2 après trois ans de développement et les joueurs vont devoir se rendre à l’évidence : Kojima ne livrera jamais vraiment ce qu’on attend de lui, pour le meilleur comme pour le pire. Chef-d’œuvre immortel ou arnaque éhontée ? Analyse d’un jeu qui ne fait rien comme les autres…
Épopée Metal Gear
Chapitre IV :
Au cœur du virtuel, gisait mon âme
Au cœur du virtuel, gisait mon âme
Chronique réalisée par Steven Demoulin
Revenons un bref instant en arrière. Konami, heureux producteur d’un Metal Gear Solid fraichement sorti, compte bien entendu exploiter sa nouvelle poule aux œufs d’or. Décision est prise de livrer un spin-off sur Game Boy Color. Ainsi naquit Metal Gear : Ghost Babel en 2000, produit plus qu’honorable pour la portable de Nintendo, mais qui ne parvient pas à la cheville des opus de Kojima [1]. L’absence de ce dernier tant à la réalisation qu’au scénario se fait en effet cruellement ressentir, même si cet opus portable peut servir d’apéritif avant le vrai nouveau Metal Gear. Kojima et son équipe se lancent rapidement dans sa création sans pouvoir faire un break dans la saga comme c’était le cas au temps de Policenauts et de Snatcher. Sans le savoir, le Japonais est déjà enchainé à sa création pour les années à venir…
La sublime trahison
C’est en 2001 que Japonais et Américains peuvent finalement goûter à Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty… et le choc subi par la communauté des fans est sans équivalent. Un choc positif pour certains, désastreux pour pas mal d’autres. Tout commence pourtant de la meilleure façon possible : on retrouve Solid Snake en 2007 (deux ans après ses exploits de Shadow Moses) magnifié par la puissance graphique de la nouvelle console de Sony. Alors que Revolver Ocelot, ancien bras droit de Liquid, a vendu les plans du Metal Gear REX aux gouvernements du monde entier, Snake et Otacon ont fondé « Philanthropy », une ONG vouée à la sauvegarde de la paix mondiale et à la destruction de l’arme nucléaire ultime.
Ainsi Snake, alias David, poursuit-il la mission qui a toujours été la sienne, mais cette fois de sa propre initiative, sans l’impulsion et les mensonges d’un quelconque gouvernement. Il s’est trouvé son propre idéal, une raison de vivre qu’il avait perdue depuis des années. Sa mission au début de l’aventure consiste à prendre des photographies d’un nouveau modèle de Metal Gear amphibie développé par les Marines : le RAY. Pour cela, Snake doit infiltrer un tanker qui sera rapidement pris d’assaut par des commandos russes voulant restaurer la gloire de la mère patrie.
À leur tête : Ocelot, le roi des coups fourrés, qui finit par s’emparer, seul, du RAY en laissant pour mort à peu près tout le monde derrière lui, y compris l’increvable Snake ! Ces quelques heures de mission, visuellement et ludiquement impressionnantes, ne représentent en fait qu’un prologue qui cède bien vite la place à un tout nouvel environnement… et à un nouveau héros dont on n’a pas fini d’entendre parler ! L’environnement en question est la Big Shell, véritable théâtre dramatique du jeu. Il s’agit d’une station d’épuration construite pour contenir le désastre écologique du naufrage du tanker.
On peut résumer son apparence à une succession de plates-formes closes au design plutôt aseptisé. Pour passer de l’une à l’autre, des passerelles de connexion en plein air. La structure est presque circulaire, comme un indice au sujet des innombrables allers-retours que vont devoir supporter les joueurs. Mais leur mécontentement n’est rien à côté du dégoût généralement éprouvé pour leur nouvel avatar. Surtout que ce dernier avait été soigneusement dissimulé jusqu’à la sortie du jeu par une campagne marketing pour le moins manipulatrice. Il faudra s’y faire, car, dorénavant, chaque nouvelle œuvre de Kojima y aura droit, d’une façon ou d’une autre : trailers mensongers, déclarations contradictoires dans les médias et les réseaux sociaux, et autres indices disséminés participeront à la légende grandissante du Japonais.
Mais revenons donc à ce nouveau personnage contrôlé par le joueur. Snake était un homme expérimenté, viril et charismatique en diable ? Dites bonjour à Raiden, petit jeune à l’allure gracieuse, totalement perdu du début à la fin de l’aventure. Le brun ténébreux au timbre rauque laisse étrangement la place à son opposé, un blond angélique à la voix douce. Si Snake était solitaire, tourmenté et ne trouvait l’apaisement qu’au terme d’une véritable quête initiatique dans Metal Gear Solid, Raiden n’a encore jamais tué personne et est flanqué dès le début d’une analyste civile qui l’assiste par Codec. Analyste qui n’est autre que sa petite amie depuis deux ans : Rose.
La coquine n’hésite d’ailleurs pas à parasiter de temps à autre la mission avec des discussions tout à fait personnelles. Certains joueurs ébahis assistent à ces digressions de couple sans bien comprendre : « Tu te souviens du jour de notre rencontre ? » « Ha oui bien sûr, qu’est-ce que c’était drôle ! ». Pour autant, ces moments restent relativement rares puisque nous sommes tout de même étroitement encadrés par le colonel Campbell, caution militaire d’une opération menée par FOXHOUND comme à la belle époque. Et le militaire ne sera pas, lui non plus, avare en messages Codec, nous rappelant toutes les cinq minutes en moyenne ce que nous sommes censés faire.
Parlons-en d’ailleurs de notre mission ! Nous sommes en 2009, deux ans après le naufrage du tanker et la disparition de Snake. En visite d’inspection sur la Big Shell, le Président des États-Unis James Johnson et sa suite ont été pris en otage par une bande de terroristes. À leur tête, les membres de la Dead Cell, unité paradoxalement antiterroriste créée par l’ancien président Georges Sears. Celui-là même qui a dû démissionner suite au scandale de Shadow Moses, quatre ans auparavant. La Dead Cell semble avoir clairement pété les plombs et menace de tuer le président s’il elle ne reçoit pas une rançon de trente milliards de dollars. Oui, oui, milliards. Fait plus troublant, le chef des terroristes prétend être Solid Snake en personne, qui aurait donc, contre toute attente, survécu au naufrage du tanker.
Pour cette mission d’une importance capitale, FOXHOUND envoie tout logiquement… un soldat inexpérimenté : Jack, alias Raiden. Une nuance à apporter toutefois. S’il s’agit bien de sa première mission sur le terrain, Jack a reçu un entrainement intense en réalité virtuelle (RV). Entrainement qui diffère très peu de la réalité et qui a doté notre jeune soldat de capacités hors-normes. Comme d’habitude dans la série, un scénario vaguement stéréotypé cache plusieurs couches de faux-semblants, de tromperies et de retournements de situation complexes. Mais cette fois, Kojima fait très fort. En fait, jamais il n’a été si loin dans la manipulation et jamais il ne surpassera cette vaste hallucination qu’est Metal Gear Solid 2.
Ourobouros
Impossible de résumer le scénario de Sons of Liberty sans sacrifier la quasi-perfection de sa structure. Sommet du baroque, il n’est pas une situation, un personnage, un élément du jeu qui assure une double, voire une triple identité. Exemple de narration-gigogne par excellence, la vérité se dévoile au compte-goutte, tant à Raiden qu’au joueur éberlué. L’œuvre entière bascule ainsi irrémédiablement du jeu d’action hollywoodien au conte métaphysique de science-fiction. Risquons-nous tout de même à présenter l’essence de l’expérience folle de Kojima…
Tout au long du jeu, Raiden (et le joueur qui le dirige) accomplit une mission qui se présente de plus en plus comme une répétition troublante de l’incident de Shadow Moses. À la place du groupe rebelle FOXHOUND, Raiden est confronté à un autre commando qui a retourné sa veste : la Dead Cell. Parmi ses membres, Vamp et Fortune, deux monstres de foire qui surpassent allègrement ce qui se faisait de bizarre à FOXHOUND. Jugez plutôt : Vamp se déplace à une vitesse surhumaine, résiste aux pires blessures et n’hésite pas à absorber le sang de ses victimes dans une parfaite imitation de la créature de Bram Stoker… Fortune, quant à elle, semble disposer d’une chance surnaturelle qui lui fait éviter toutes les balles sur le champ de bataille. Simple et efficace…
C’est alors qu’il se passe quelque chose qui a de quoi surprendre : Raiden n’arrive pas à croire à ce qu’il voit, comme s’il anticipait les réactions de certains joueurs qui s’insurgèrent effectivement contre une dose de fantastique aux proportions jugées « grotesques » pour un Metal Gear Solid. Le héros du jeu rejette positivement le scénario dans lequel il est plongé et le fait savoir au colonel Campbell :
Raiden — C’est comme un cauchemar dont on ne se réveille pas !
Rose — Jack, arrête ça, tu veux !
Raiden — Et toi, Rose… Je n’arrive pas à croire que tu participes à la mission. Je suis en train de rêver…
Campbell — Raiden, tout ça est bien réel. Crois-moi, tu ne rêves pas !
Raiden — Mais rien ne semble réel.
Mais le pauvre Jack n’est pas au bout de ses surprises. À la tête de la Dead Cell, Solidus Snake (qui se faisait passer pour Solid Snake), troisième et dernier frère du projet « Les Enfants terribles ». Solidus est le clone parfait de Big Boss, mais subit déjà le vieillissement accéléré de son anomalie génétique. Nous avons là un remplaçant pour le moins inopiné pour le rôle de Liquid Snake… Comme son frère, Solidus souhaite lancer un missile nucléaire, mais à très haute altitude, au-dessus de Manhattan. Ainsi, pas de désastre atomique, mais un blackout électromagnétique qui affaiblirait considérablement le pouvoir des Patriotes [2].
Les Patriotes ? Nous touchons là à l’invention géniale de cet épisode. Géniale, car elle redéfinit avec une élégance folle les rapports de force et les événements de la saga tout entière. Dans le monde de Metal Gear, peu de gens sont au courant de leur existence. Personne en revanche ne sait qui ils sont vraiment. Ils contrôlent pourtant les pans politique, économique et sociétal des États-Unis. Le gouvernement, les élections démocratiques… tout cela n’est que poudre aux yeux pour satisfaire la crédulité du peuple, ignorant de ceux qui détiennent véritablement le pouvoir.
Les Patriotes se servirent de la Big Shell comme couverture pour la construction du modèle ultime de Metal Gear : l’Arsenal Gear. Véritable forteresse sous-marine, l’Arsenal Gear contient le système d’intelligence artificielle GW, censé filtrer et censurer l’ensemble des informations numériques circulant sur l’Internet. En contrôlant l’information à l’échelle mondiale, les Patriotes ne seront plus seulement les maitres des États-Unis, mais de la Terre entière ! Pour éviter cela, une seule solution : Emma Emmerich, demi-sœur d’Otacon et créatrice du système GW, a mis au point un virus capable de détruire cet omnipotent censeur numérique. Virus qui, soit dit en passant, joue approximativement le même rôle que l’arme génétique FOXDIE sur Shadow Moses, mais en version « numérique ».
Nous pourrions ainsi faire la liste de toutes les ressemblances entre Metal Gear Solid 1 et Metal Gear Solid 2, et remarquer que Metal Gear Solid 1 « plagiait » de nombreuses idées de Metal Gear 2 : Solid Snake qui était lui-même une version améliorée de Metal Gear premier du nom… [3] Kojima serait-il incapable de proposer une nouvelle structure scénaristique ? La vérité est que Sons of Liberty pousse volontairement cette structure au-delà de ses limites pour mieux l’analyser, la briser et la fusionner au monde réel, celui de l’homme ou de la femme assis(e) devant son écran. Sons of Liberty est une œuvre consciente d’elle-même et qui cherche à transmettre cette conscience au joueur en personne, seul capable de briser la boucle qui caractérise la série depuis ses débuts.
À cet égard, notons que le menu pause, vers la fin de l’aventure, lorsque Raiden infiltre l’Arsenal Gear, présente soudainement une image singulière : un monde reposant sur quatre éléphants eux-mêmes debout sur la carapace d’une immense tortue cosmique [4]. Cette image fera immédiatement tiquer les connaisseurs de l’œuvre littéraire de Terry Pratchett, qui utilise ce modèle cosmologique dans sa saga du Discworld. Mais l’idée originale provient d’un mythe hindou qui présente cette différence marquante avec les romans de Pratchett : tortue et éléphants sont ici entourés d’un immense serpent se mordant la queue. C’est la préfiguration de l’Ouroboros, expression parfaite de la nature cyclique de l’univers [5]. Quel meilleur symbole à offrir au joueur pour lui faire comprendre qu’il lui appartient de briser la boucle éternelle de Snake… ?
Axe vectoriel de cette entreprise d’une ambition inédite, les Patriotes jouent à la fois le rôle de groupe conspirationniste, de dieux numériques et d’allégorie philosophique. Tout dépend du niveau de lecture avec lequel on aborde le scénario du jeu.
Singularité technologique et point Omega
Comme groupe conspirationniste, les Patriotes représentent la clé unificatrice de la saga. L’entité mystérieuse qui explique les événements les plus obscurs du scénario global. Avant même de jouer à Sons of liberty, le joueur est invité à découvrir ou redécouvrir le scénario de la crise de Shadow Moses, présenté dans les menus du soft sous la forme d’un roman. Le déroulement est identique à celui de Metal Gear Solid 1, mais enrichi par la présence des Patriotes qui réinterprète de nombreux éléments.
Pour qui travaille véritablement Ocelot, à la fois bras droit et traitre de tout le monde ? Qui voulait vraiment la mort de Snake par le biais du virus FOXDIE ? Qui a annulé l’ordre de bombardement nucléaire de Shadow Moses qui devait pourtant faire disparaitre toutes les preuves gênant le gouvernement américain ? Loin d’être un bête deus ex machina, les Patriotes dévoilent les rouages scénaristiques qui égrènent l’une des plus belles manipulations jamais vues dans un univers fictionnel.
En tant que dieux numériques, ensuite, les Patriotes posent une interrogation philosophique sur la nature illusoire de la réalité. À la fin du jeu, Solidus et Raiden s’apprêtent à livrer leur ultime combat quand le colonel prend soudain contact avec ce dernier pour lui avouer toute la vérité : il n’est pas le véritable colonel Campbell, l’homme qui dirigea l’opération de Snake sur Shadow Moses. Il n’est qu’une émanation de l’intelligence artificielle du GW qui a élaboré, grâce à l’opération « Big Shell », un ultime test censé vérifier la capacité de la machine à manipuler non seulement les informations, mais aussi les faits du monde réel.
Raiden se sent alors aux frontières de la folie : l’intelligence artificielle du GW ayant été détruite par le virus d’Emma, comment le faux colonel peut-il encore exister ? Le « colonel » répond ainsi à Raiden : « Tout d’abord, je tiens à préciser qu’on ne peut pas vraiment nous qualifier… d’êtres humains. Au cours des deux cents dernières années, une sorte de conscience s’est forgée par couches successives dans le creuset de la Maison-Blanche. On pourrait comparer ce phénomène à celui des océans qui ont vu naître la vie il y a 4 milliards d’années… La Maison-Blanche a constitué notre milieu primaire, la base même de notre évolution. Sous l’égide du drapeau, nous nous sommes nourris de la religion nationale et du capitalisme. Nous, les Patriotes, sommes informes… Nous incarnons la discipline et la moralité dont ne cessent de se prévaloir les Américains. Comment peut-on espérer nous éliminer ? Indissociables du sort de cette nation, nous vivrons aussi longtemps qu’elle… »
L’intelligence artificielle du GW, expansion informatique des Patriotes, rappelle ici la théorie cyberpunk d’une singularité technologique bien spécifique : l’éclosion d’une conscience supérieure à partir d’une agglomération de connexions systémiques [6]. Le mathématicien et romancier Vernor Vinge n’hésita pas à déclarer en 1993 dans son article « Technological Singularity » : « D’ici 30 ans, nous aurons acquis les moyens techniques de créer une intelligence suprahumaine. Peu de temps après, l’ère humaine prendra fin. » Vous avez dit alarmiste ? Nous pouvons trouver une application fictionnelle de cette singularité dans le célèbre film d’animation Ghost in the Shell, par exemple : l’étrange adversaire des héros y est nommé le « Puppet Master » et se révèle être une conscience artificielle née du brassage du flux informationnel d’Internet. Faire le parallèle avec le système GW est plus que tentant…
Quant à la nature des Patriotes eux-mêmes, dont l’existence semble indépendante d’Internet ou de toute autre technologie, il faut plutôt se référer aux théories religieuses de Pierre Teilhard de Chardin [7]. Ce prêtre jésuite du début du XXe siècle postula dans son ouvrage Le Phénomène humain l’émergence d’une conscience globale née de la connexion des esprits humains destinés à fusionner avec la divinité. Ce « point Omega », comme il appelait ce phénomène à venir, prenait appui sur la « noosphère », une couche intangible constituée par l’ensemble des idées, des créations et des pensées de notre espèce. Sorte d’encyclopédie psychique de l’humanité qui préfigure, mais d’un point de vue spirituel, l’émergence d’Internet. On comprend pourquoi de Chardin est souvent considéré lui-même comme un précurseur du Cyberpunk ! [8]
Enfin, les Patriotes peuvent aussi être vus comme l’allégorie du développeur qui « emprisonne » le joueur dans un programme déterministe. La liberté du joueur réside alors dans sa manière d’affronter un contexte préétabli, exactement comme les Patriotes ont recréé artificiellement les événements de Shadow Moses pour tester leurs capacités à modeler le monde réel. La liberté absolue n’existe pas, si ce n’est sous la forme du chaos où toute expression de vie est impossible.
L’ordre, présenté ici sous la forme d’un contexte scénaristique, ludique et spatial, permet de donner du sens aux actions de notre avatar et ainsi de trouver du plaisir à jouer. Mais si Metal Gear Solid 2 est à élever au panthéon des expériences ludiques marquantes, c’est parce qu’il ne se contente pas d’appliquer ces réflexions à sa propre sphère médiatique. Il l’élève jusqu’au monde réel en détruisant complètement et irrémédiablement le quatrième mur, jusqu’à fusionner virtualité et réalité.
Tout au long du déroulement de Sons of Liberty, de nombreuses « attaques » contre ce quatrième mur sont menées de manière insidieuse, souvent invisible. Comme pour préparer au choc de la révélation finale. Raiden n’est pas simplement un avatar. Il est le joueur, le prisonnier de la caverne de Platon qui hésite encore parfois entre les choses et leurs ombres [9]. Allons plus loin : le monde réel est semblable à un vaste programme, limitant nos possibilités, enfermant notre être dans une somme de probabilités tout ce qu’il y a de plus déterministes. Paradoxalement, ce n’est que dans ce carcan que nous pouvons créer du sens et accomplir notre potentiel d’humain. Jouer avec ses limites pour créer notre existence, au fil de choix réfléchis, n’est-ce pas l’essence de nos vies ? Le déterminisme n’est pas total.
Jouons à être toi
La quête initiatique de Raiden, calquée sur celle de Snake, débute de bien étrange manière. Le colonel lui apprend, via Codec, qu’il doit avant tout se connecter au nœud [10] (« node » en anglais) pour pouvoir utiliser son Radar Soliton, l’un des emblèmes du gameplay de la saga. Raiden croit avoir entendu qu’il fallait se connecter au « nerd » [11]. Cette blague, qui joue sur l’assonance des mots, passe totalement à la trappe de la traduction française, mais expose pourtant l’ambition du jeu : connecter le personnage virtuel (qui se nomme Jack, comme la prise électrique…) à celui ou celle qui le contrôle, afin de pouvoir confondre l’un et l’autre dans le grand test philosophique qui débute. Pour cela, le joueur est prié de renseigner son identité et sa date de naissance. Renseignements qui seront inscrits sur la plaque d’identification de Raiden à la fin de la mission. La fusion est totale.
Peu après, Raiden rencontre Snake, dissimulé sous la fausse identité de Plisskin. Le fait que le joueur ne pourra plus jamais diriger le héros légendaire au cours de l’aventure est la traduction ludique d’un fait scénaristique capital : l’ancien avatar a enfin trouvé sa liberté. Débarrassé de toutes les manipulations dont il était l’objet depuis des années, il combat à présent pour ses propres idéaux. Personnage à part entière, Snake peut enfin guider Raiden, et le joueur avec lui, vers leur propre voie d’émancipation.
C’est lors de cette première rencontre avec l’ancien héros de la saga que Raiden avoue qu’il n’a jamais été sur le terrain, mais qu’il s’est assidûment exercé en RV et qu’il a participé au déploiement de la Force XXI de l’armée américaine. La Force XXI n’est pas une invention. Elle était, à la fin du XXe siècle, le projet de modernisation de l’armée de l’oncle Sam [12]. Le but était de « numériser » les combats en facilitant la circulation des informations sur le champ de bataille. L’armée américaine du XXIe siècle est le résultat de cette modernisation, qui voyait aussi l’apparition de simulateurs de combat : les ancêtres bien réels de l’entrainement RV des Metal Gear Solid. « La guerre sous forme de jeu vidéo » se moque Snake en jaugeant Raiden comme « un bidasse de l’ère numérique ».
Le danger d’une armée basée sur la Force XXI est sans conteste la dépendance que celle-ci entretient par rapport aux informations numériques. La critique retentit dans le jeu à travers la nécessité de Raiden de se connecter régulièrement aux différents terminaux nodaux afin d’activer son précieux Radar Soliton. On comprend pourquoi Metal Gear Solid 2maintient la tradition de la saga, que beaucoup jugeaient déjà désuète à l’époque, qui consistait à proposer une vue située majoritairement au-dessus du héros, plutôt que derrière. La caméra, par son champ de vision assez limité, entretient la dépendance du joueur à des informations secondaires : une carte numérisée qui le déconnecte encore un peu plus de son environnement. [13]
La mise en scène appuie cette déconnexion, cette perte de repères : alors que le prologue du tanker avec Snake multipliait les scènes cinématiques hollywoodiennes, l’aventure de Raiden sur la Big Shell se résume la moitié du temps aux conversations Codec ! Il y a bien encore quelques événements visuellement époustouflants… Mais l’essentiel se situe à présent clairement dans ces moments de dialogues d’une sobriété totale où la plupart des enjeux scénaristiques et émotionnels se nouent et se dénouent. Sons of Liberty, blockbuster intime ? De toute évidence, oui.
Notons encore l’élément scénaristique particulièrement important qui nous informe que Raiden a également « rejoué » la mission de Snake sur Shadow Moses dans le cadre de son entrainement en RV. Exactement comme le joueur qui a fini Metal Gear Solid premier du nom. Le parallélisme avatar/joueur se poursuit, implacable. Peut-être inconsciemment, certains gamers n’ont pas dû apprécier de se voir ainsi représentés par le jeune et gracile Jack, ersatz de Snake, le modèle impossible à atteindre. De fait, le premier combat de boss dans lequel Raiden s’engage propose quelque chose qui dénote avec les règles des jeux vidéo : Fortune est imbattable.
Raiden peut tirer autant qu’il voudra, ses balles seront systématiquement déviées de leur trajectoire. Il ne peut donc que se cacher piteusement et attendre que la chance tourne. Les raisons d’un tel échec ? La faute en incombe au personnage, bien sûr : jamais Snake ne se serait trouvé dans une telle situation de faiblesse ! Voilà ce que pense le fan un peu trop enthousiaste… qui se voit détrompé avant la fin de l’histoire : lorsque Snake affrontera lui aussi Fortune de son côté, il échouera à son tour…
Cependant, pour qui n’est pas aveuglé par sa haine, il devient évident que Raiden acquiert au fil du temps sa propre personnalité. S’il se contente toujours d’obéir aux ordres balancés par une intelligence artificielle, ses discussions avec Rose, sa petite amie, se révèlent bien plus intéressantes qu’on aurait pu le croire au premier abord. À l’aide de nombreux dialogues extrêmement crédibles, Kojima brosse un portrait de couple comme on a peu l’habitude d’en voir dans la sphère vidéoludique. Raiden finit par y dévoiler de manière très juste ses blessures, ses cauchemars, et enfin sa nature la plus profonde.
À son tour, l’ange blond échappe de plus en plus au joueur, suivant la voie de Snake. C’est là l’accomplissement logique de l’épopée Metal Gear : puisque tous les personnages ont trouvé leur liberté, le jeu peut s’évanouir de lui-même. Kojima pensait avoir raconté tout ce qu’il pouvait dans cet univers fictionnel. Au joueur de suivre cet élan pour s’émanciper de ses propres limitations… jusqu’à un certain point bien sûr. Telle était l’épitaphe initiale.
2001 : Odyssée du cyberespace
Oui, Metal Gear Solid 2 avait été pensé pour être la conclusion de la série [14]. Certes, Kojima se doutait que Konami continuerait à exploiter la licence. Mais sans lui, de préférence. De toute évidence, le réalisateur ne voulait pas que son bébé perde son âme en multipliant les épisodes jusqu’à plus soif. L’ambition artistique prévalait toujours sur les réalités commerciales dans son cœur. Il a d’ailleurs fait apparaitre son sentiment dans le jeu via une déclaration de Snake : « Les légendes n’ont aucun sens. Je suis juste un nom qu’on exploite ! »
Plus subtil, lorsque Raiden finit par faire face au Metal Gear RAY, dans la plus pure tradition de la saga, ce n’est pas un exemplaire qu’il affronte, mais jusqu’à une vingtaine (le nombre précis varie selon le mode de difficulté). Isolément, le RAY est un mécha particulièrement aisé à détruire en comparaison du combat de titan qui avait opposé Snake à REX. Ce n’est que le nombre écrasant de RAY qui en fait une menace sérieuse.
Comment ne pas voir là une critique de Kojima qui prévoit ce que ses jeux pourraient devenir : des produits fabriqués à la chaine, peut-être toujours plus beaux, mais de plus en plus dépourvus d’âme. Ce combat de Raiden, qui cherche sa singularité contre la masse écrasante, clonée, industrialisée, se termine d’ailleurs par un abandon de l’homme face à la machine. Une fois de plus, Jack est impuissant. Heureusement, les Patriotes veillent au grain et activeront finalement le virus d’Emma, permettant au joueur de terminer l’aventure.
C’est à ce moment que les diverses révélations du scénario feront leur apparition, sans parvenir toutefois à vaincre le scepticisme de certains fans. En effet, beaucoup d’éléments improbables sont rationalisés, à l’instar de la soi-disant chance surnaturelle de Fortune qui n’était due, en définitive, qu’à l’émission électromagnétique de son arme. C’est ce gadget high-tech qui était capable (à l’insu de sa propriétaire) de dévier toutes les balles. « Les miracles et le surnaturel n’existent que dans les rêves… » s’exclame ironiquement Ocelot.
Vraiment ? Comment explique-t-il alors que son corps puisse être contrôlé par l’esprit de Liquid Snake depuis qu’il s’est fait greffer son bras droit pour remplacer celui que le Ninja lui avait coupé à Shadow Moses ? Comment justifier que Vamp semble immortel, exactement comme un véritable vampire ? Le jeu répond par une dernière scène improbable durant laquelle Fortune prouve qu’elle peut dévier les balles même en l’absence de champ électromagnétique ! Finalement, Metal Gear Solid 2 est peut-être bien une sorte de rêve…
Ce que Kojima tente de faire comprendre à ce moment-là, c’est que, malgré son scénario taillé au cordeau, l’inexplicable demeure dans l’univers des Metal Gear et qu’il est vain de vouloir trouver une explication logique à toute chose, à l’instar de la vie réelle. Certains événements doivent échapper à l’intellect galopant et rester du domaine de la foi, de l’intuition et de la poésie… avant que Metal Gear Solid 4 vienne tout gâcher avec de nouvelles explications pour le coup pas franchement inspirées.
Mais pour l’instant, notre voyage nous emporte aux confins de la réalité à la recherche de notre âme en plaçant Raiden face aux entités quasi divines qui ont présidé à son destin : les Patriotes. Ceux-ci se dévoilent, dans une fin magistrale, en tant que vaste entité consciente qui cherche non pas à nous détruire, mais à nous préserver ! Tel est son credo : la multiplication des informations à l’ère d’Internet noie l’humanité sous une masse de futilités qui prend de plus en plus d’ampleur au fil des années.
Réfléchissez-y : tout le monde y va de son petit blog ou de sa vidéo sur YouTube, l’internaute perd des heures sur Facebook, suit des milliers de rumeurs et en retient des centaines. Pendant ce temps, la société prône la relativisation de la vérité au nom du politiquement correct. Tout le monde a raison, toutes les idées se valent, les valeurs se perdent dans des révoltes qui n’aboutissent à rien. La culture, enfin, se paupérise sous l’effet de divertissements de plus en plus formatés, uniformisant les consciences sur le plus petit dénominateur commun : la recherche de l’oubli, la vacuité dans laquelle peut résonner la dictature invisible des gouvernements qui n’ont plus de démocraties que le nom.
Exposée ainsi, la « morale » de ce Sons of liberty peut paraitre prétentieuse. Kojima se croirait-il au-dessus de tout cela ? Supposerait-il qu’il serait un phare guidant les masses abruties vers une cyberrévélation ? La conclusion du jeu balaye toutes ces suppositions critiques. Snake retrouve Raiden. La mission est terminée. Comme un rêveur qui s’éveille, Jack se retrouve dans une rue de Manhattan soudain bondée de civils. Snake, alias David, se tient à ses côtés et lui dévoile un ultime message. Sa positivité renvoie à celle de la conclusion de Metal Gear Solid 1 : chacun reste capable de savoir ce qu’il veut transmettre aux générations futures. Nous sommes dépositaires de tout ce que la nature, via nos gènes, ne peut sauvegarder, sélectionner et filtrer pour nous : notre culture, nos émotions, nos valeurs, nos croyances.
Le thème principal du jeu se dévoile à travers la tâche essentielle de transmettre nos expériences de vie, rassemblées sous l’appellation de mèmes [15]. David croit sincèrement que l’humanité ne se perdra pas dans le néant informe d’un cyberespace devenu la poubelle de nos âmes. Ce que nous ressentons et ce que nous exprimons garantissent la sauvegarde de notre essence humaine, aussi virtuel, aussi trompeur soit l’environnement dans lequel nous évoluons.
La dernière cinématique du jeu montre Raiden jetant ses plaques d’identification, celles contenant le nom et le prénom du joueur ! Ainsi, le nouvel avatar s’est à son tour libéré, Jack cesse d’être un pantin, celui des Patriotes mais aussi celui du joueur. Si le jeu meurt à l’écran, il se poursuit dans l’esprit de celui qui l’a vécu. L’expérience devient mème et l’histoire de transmission, elle, n’a pas plus de fin que le cycle de la vie.
Notes
[1] http://www.dailymotion.com/video/x324apl Courte vidéo de gameplay de Metal Gear : Ghost Babel
[2] Une explosion nucléaire s’accompagne d’une émission de rayons gamma, un rayonnement électromagnétique de très haute fréquence et au rayon d’action bien plus vaste que l’explosion atomique à proprement parler (c’est l’“effet Compton” : les photons gamma percutent les électrons de l’air qui à leur tour percutent des électrons plus éloignés, etc.). Pour un éventail précis des effets des explosions nucléaires : http://www.astrosurf.com/luxorion/quantique-bombes-atomiques2.htm
[3] Cf les précédents chapitres de cette analyse.
[4] http://i.ytimg.com/vi/U5tkw_nfK78/hqdefault.jpg
[5] http://histoiresdedidymus.com/tag/terra-nova/
[6] http://iatranshumanisme.com/a-propos/transhumanisme/la-singularite/
[7] http://www.lemondedesreligions.fr/mensuel/2010/42/pierre-teilhard-de-chardin-02-07-2010-485_160.php
[8] Pour rendre à César ce qui lui appartient, précisons tout de même que Pierre Teilhard de Chardin emprunta le concept de noosphère au chimiste et minéralogiste russe Vladimir Ivanovitch Vernadski.
[9] Dès l’introduction du tanker, Kojima offrait au joueur un indice humoristique de ce que proposerait la suite du jeu : au détour d’un couloir, Snake croise une ombre gigantesque qui se détache sur un mur. Il s’agit de la silhouette de Vulcan Raven, l’un des hommes de FOXHOUND qu’il tua à Shadow Moses ! Après vérification, cette ombre n’était que celle d’une figurine de Raven, absurdement posée à côté d’une lampe… Et de fait, l’illusoire Big Shell sera peuplée par les ombres de Shadow Moses…
[10] Un nœud est un ordinateur participant à un réseau pair-à-pair, c’est-à-dire un réseau dans lequel chaque ordinateur peut directement communiquer avec les autres ordinateurs connectés au réseau sans passer par un serveur central.
[11] Équivalent péjoratif de « geek », le mot « nerd » peut désigner un fana d’informatique et, par extension, de jeux vidéo…
[12] http://www.checkpoint-online.ch/CheckPoint/Forum/For0006-LeadershipForTheNewMillenium.html
[13] « Une carte n’est pas le territoire », disait Alfred Korzybski, scientifique et philosophe américano-polonais. Réflexion sur le sujet : http://lecoachenligne.com/category/la-carte-n-est-pas-le-territoire
[14] http://www.metalgearsolid.be/hideo-kojima-est-toujours-hante-par-etre-monsieur-metal-gear-1867.html
[15] Le mème est à la culture ce que le gène est à l’ADN : une unité d’information. Si aujourd’hui le terme s’est popularisé pour désigner plus spécifiquement des phénomènes se produisant en masse sur l’Internet, le terme avait (et conserve) une signification bien plus large lorsque le biologiste Richard Dawkins l’utilisa pour la première fois dans son livre Le Gène égoïste (voir chapitre III de cette analyse pour plus d’informations).
Vidéos
Metal Gear Solid 2 – Intro. GhostSquadron95
Trailer Metal Gear Solid 2 Sons of Liberty – Making Of Part 1. Toluca.302