Jérôme Noirez
Comme de coutume, les éditions Le Bélial’ et Quarante-Deux nous offrent un recueil de nouvelles d’une immense qualité, réparties sur quelque 25 textes signés Ken Liu. Ce Jardins de poussière jouit de nombreux titres de haut vol, d’une justesse parfois dérangeante et d’un intérêt indéniable. Mélange des genres, ce dernier répond autant au registre fantastique que science-fictionnel, arpentant autant les formats très courts que les formats longs. Dans la lignée d’auteurs de science-fiction aussi appréciés et reconnus, Ken Liu nous propose plusieurs visions du futur, plausibles visions nous mettant en garde contre les dérives possibles d’une technique mal apprivoisée et d’une humanité fourvoyée, tout en se gardant de condamner pour autant leur union symbiotique.

Infos pratiques

Jardins de poussière 

Ken Liu

États-Unis

Ellen Herzfeld et Dominique Martel

Pierre-Paul Durastanti

Aurélien Police

Le Bélial’

Quarante-Deux

Inédit

21 novembre 2019

544 pages

Grand Format

24,90 euros

978-2-84344-959-8

© Éditions Le Bélial’, 2019 — © Ken Liu, 2019
© Couverture : Aurélien Police, 2019

Jardins de poussière

Ken Liu

Éditions Le Bélial’

Chronique réalisée par Thomas Léon

NOTRE ÉVALUATION

Histoire
Écriture
Personnages

HISTOIRE

Le recueil Jardins de poussière comporte 25 nouvelles, lesquelles peuvent se lire indépendamment les unes des autres, ou alors s’apprécier dans leur unité syncrétique. Il s’avère ici difficile toutefois de parler de chacune d’entre elles, tant certaines ne peuvent s’apprécier que dans cet ensemble dont l’homogénéité fait justement sens. 

La première nouvelle donne son nom au recueil : Le Jardin de poussière. Ce récit propose de suivre une astronaute nouvellement réveillée alors que le vaisseau se montre dans une situation critique. Artiste, celle-ci va se révéler plus utile que ne le pensent ses coéquipiers. La Fille cachée tend vers le fantastique, nouvelle dans laquelle nous suivons une fillette enlevée et entraînée à devenir une tueuse traversant les mailles de la réalité. Bonne chasse est une des grandes réussites de ce recueil, liant mythes traditionnels asiatiques et science-fiction. Tirant sur le steampunk, Ken Liu nous offre avec ce titre un récit touchant et violent, prenant racine dans une histoire réelle des plus révoltante.

Rester est la première nouvelle du recueil parlant de la Singularité, cet instant où l’humanité a pu s’uploader dans une réalité virtuelle, abandonnant et restituant ainsi la planète à sa condition d’origine, la nature. Ailleurs, très loin de là, de vastes troupeaux de rennes et Sept anniversaires traitent également de cette même Singularité, prétexte à une réflexion profonde sur la définition de notre humanité comme entité physique et psychique et sur notre rapport à la réalité physique. 

Fardeau met en scène la colonisation d’un monde lointain, autrefois habité par des êtres fascinants, les Luriens, dont les contes retrouvés posent avec à propos le problème de leur interprétation. Nul ne possède les cieux est une nouvelle scientiste et pessimiste, où la déconstruction du divin s’efface au bénéfice d’une technique conquérante et dominatrice. Nœuds se montre tout autant pessimiste, mettant au jour l’emprise des multinationales sur les héritages anciens. Sauver la face narre les bienfaits d’une diversité visible, en lutte contre les effets pervers du masque de l’uniformisation. Intelligence du récit, où l’altérité prend tout son sens. Vient ensuite Une brève histoire du tunnel transpacifique, uchronie remodelant la géopolitique au bénéfice d’un Japon tout-puissant soucieux d’occulter des secrets barbares bien encombrants. Empathie byzantine, texte également désenchanté, donne à vivre l’expérience empathique ultime, expérience dont les possibilités peuvent toutefois se montrer fort troublantes. Moments privilégiés nous montre quant à lui le jusqu’au-boutisme démesuré dont peuvent faire preuve certains afin d’offrir à la technique un pouvoir sans limites. 

Jours fantômes est un récit important, lequel met en scène des êtres créés génétiquement par des humains en manque de repères, dévoilant combien notre besoin de connaître nos origines se montre impérieux et combien ce dernier modèle nos motivations. Messages du Berceau : L’ermite — Quarante-huit heures dans la mer du Massachusetts se rattache pareillement à notre quête des origines, soucieuse de préserver et de protéger la dimension quasi divine qui lui est consubstantielle. Animaux exotiques nous convie également à cette impérieuse recherche de l’origine, quand bien même l’exercice nous condamnerait, eu égard à la dimension partielle de notre chère humanité. Imagier de cognition comparative pour lecteur avancé nous plonge quant à lui dans les multiples et confondantes façons de communiquer par l’entremise de quelques extra-terrestres. Printemps cosmique clos le recueil d’une manière très poétique, mais résolument très crue. Alors que l’hiver cosmique de l’univers survient, la mort des étoiles devient source d’espoir autour d’un soleil mourant… 

Lecture

Jardins de poussière s’avère un recueil imposant et foisonnant. Les textes qui le composent recèlent des thèmes variés et déjà embrassés par notre auteur. Cette richesse est telle, qu’il se montre vain de vouloir aborder chacun d’entre eux indépendamment. Certains récits exposent volontiers quelques faiblesses, mais même ces derniers, sous la plume magistrale de Ken Liu, ne manquent jamais de nourrir une profonde et sincère réflexion. Il est de toute évidence impossible sur une étendue aussi vaste de nouvelles — 25 pour rappel — de bénéficier d’un recueil en tout point irréprochable. Pour notre gouverne personnelle, Souvenirs de ma mère, Nul ne possède les cieux, Long-courrier ou encore Ce qu’on attend d’un organisateur de mariage se montrent quelque peu décevantes. Certes, ces récits ne manquent pas d’exposer bien des éléments fort sympathiques, mais ceux-ci ne viennent que difficilement alimenter la portée du recueil. Quant au reste… le choix orchestré par nos anthologistes force à n’en pas douter le respect !

L’auteur jouit d’une écriture prospective fort alerte, laquelle se base sur notre fascinante modernité en vue de narrer les futurs qui peuvent en découler. Comme pour Greg Egan, Ted Chiang ou Peter Watts, les récits présentés ont un écho particulier en ce qu’ils prennent racine dans une réalité profondément meurtrie par la technologie et la technique. En témoigne en ce sens l’excellent récit Bonne chasse, témoin de meurtrissures écologiques, morales, éthiques et psychologiques. Le recueil a pour force de présenter un propos qui prétend unifier sous l’égide du principe de précaution la sauvegarde de l’humain avant toute autre priorité. Il n’y est pour autant jamais question d’une condamnation pure et simple des dérives techniciennes, ni d’un rejet naïf de la technique et de son prométhéisme à peine dissimulé. En cela, Ken Liu brille par une réelle et manifeste intelligence.

Les nouvelles sur la Singularité montrent combien l’humain se définit par-delà son esprit ou son corps physique. Ainsi, si vouloir fuir le monde réel où le corps se décompose pour un monde virtuel promettant l’immortalité n’est pas condamnable en soi, l’auteur ne manque pas en revanche de souligner avec maestria le prix à payer pour un tel salut. Abandonner son corps, c’est abandonner une partie de son humanité, quitte conséquemment à trahir cette dernière. Ainsi, les enfants d’humains physiques de la nouvelle Rester sont-ils sollicités pour venir rejoindre le monde virtuel des uploadés. La morale devient dès lors viciée par des visions radicalement différentes, où chaque position se trouve légitimée selon le cadre de vie servant de référence. L’espoir demeure toutefois de rigueur quand on se rend compte que, même uploadés, ces chers humains demeurent manifestement toujours aussi curieux, désirant connaître l’espace dont ils sont de fait privés. On notera également le rejet d’un certain manichéisme entre humanité et nature. L’humanité uploadée a certes rendu la planète à la nature, écartant ainsi un potentiel combat entre deux entités au cheminement si complexe et parfois si opposé. Il s’agira toutefois de restaurer cette union perdue, sur Terre ou ailleurs dans l’univers.

Les récits se retrouvent traversés par une thématique présente dans l’ensemble du recueil, savoir l’identité. Connaître qui l’on est, ce qui nous définit, qui est l’autre, son origine, son passé, son futur… Tout cela est omniprésent dans les textes de Ken Liu, au point que certaines nouvelles tournent exclusivement autour de ce registre. Osons cet inventaire à la Prévert avec Le Jardin de poussière et la place de l’astronaute-artiste, La Fille cachée et la quête initiatique de sa protagoniste, Bonne chasse et la question de l’adaptation à un monde nouveau, Rester et la question de la dualité entre identité individuelle et unitaire, Nœud et la recherche du sens des choses par le langage, Jours fantômes et l’origine comme fondement de la solidarité et de l’acceptation des autres, Empathie byzantine et l’identification à l’autre comme outil de décision ou arme de propagande, Animaux exotiques et la quête de soi ou de l’autre comme névrose, Vrais visages et l’acceptation de l’autre dans son altérité ou bien Messages du Berceau : L’ermite – Quarante-huit heures dans la mer du Massachusetts, lequel récit nous interroge sur notre regard porté sur un passé dont nous aimerions ne pas réitérer les mêmes errements.

Le thème de l’identité s’affiche donc comme ce socle qui solidifie le recueil et lui donne une portée et une résonnance que les textes pris isolément n’arborent pas de façon toujours aussi transparente. Quête de soi, compréhension de l’autre, rapport à l’inconnu ou au changement de soi s’affichent comme des thèmes classiques, certes, mais mis en perspective avec le concept de technique, et qui plus est appuyés par l’éclairage talentueux de notre nouvelliste, ces derniers se complexifient jusqu’à sembler plus épineux qu’ils ne le sont réellement. Les protagonistes aspirent sous la plume de Liu à saisir leur essence et leur origine, dessein existentiel qui ouvre également au lecteur des possibles presque infinis.

Le travail effectué pour construire ce recueil inédit s’avère fascinant et témoigne d’une profonde connaissance de l’auteur sur la nature même de ces enjeux. Même si certains textes semblent ne pas trouver leur place dans ce recueil, ils se montrent néanmoins et toujours suffisamment dignes d’intérêt. Chaque nouvelle apporte de la matière à une pensée, vision réflexive et singulière jamais prise en défaut. Nos anthologistes Ellen Herzfeld et Dominique Martel ont assurément fait preuve d’un remarquable travail éditorial, où résonne une belle continuité dans les textes, véritable argument de ce recueil inédit outre-Atlantique.

Jardins de poussière est un tour de force de la part des maisons d’édition Le Bélial’ et Quarante-Deux. Et une combinaison gagnante de plus ! Le lecteur y retrouve un auteur talentueux et fascinant à bien des égards, dont les prospectives gravitant autour des relations qu’entretiennent les humains avec leur technologie sollicitent indubitablement notre esprit critique. Certains récits s’avèrent — comme de coutume et de raison pour ce genre d’exercices — moins percutants que d’autres, mais il ressort de cette lecture un plaisir indéfectible face à l’intelligence d’un auteur qui connaît manifestement bien la chanson. Ken Liu nous offre avec Jardins de poussière un superbe panel de récits, lesquels récits résonnent longtemps après leur lecture. Et n’est-ce point-là justement le propre des plus grandes œuvres de science-fiction ?

Vidéos

Wordslingers 2016 : Ken Liu. FWLibrary.

Science Fiction and the Fate of Humanity. Consensus 2019. CoinDesk.

Sites internet