Vingt-trois albums et quarante-trois années d’une riche production auront permis à Pierre Christin et Jean-Claude Mézières de porter au panthéon de la bande dessinée les aventures truculentes et humanistes des plus connus des agents spatio-temporels : Valérian et Laureline. La mythique série éponyme voit le jour en 1967 dans le journal « Pilote », pour une première publication en album chez Dargaud en 1970 et voit se conclure le cycle en 2010, toujours chez le même éditeur. Depuis, moult ouvrages sont venus étoffer la matière de ces héros pas comme les autres, sans compter l’appropriation de ces figures légendaires par plusieurs autres supports : jeu vidéo, animation, roman, art books et cinéma — au travers pour ce dernier du singulier et incompris Valérian et la Cité des mille planètes de notre bon vieux Luc Besson. 2 500 000 albums plus tard, les aventures sciences-fictives des deux compagnons ne cessent de nous séduire, auréolées d’une maestria toujours aussi inentamée. Assurément, la série se pose plus que jamais comme « à la fois un classique du 9e art et un chef-d’œuvre de la science-fiction », selon les bons mots du spécialiste de nos littératures Stan Barets.
Infos pratiques
Valérian et Laureline
Pierre Christin & Jean-Claude Mézières
Éditions Dargaud
Chronique réalisée par Frank Brénugat
HISTOIRE
Agents du Service Spatio-Temporel (SST), Valérian et Laureline arpentent en ce XXVIIIe siècle l’univers tout entier au profit de Galaxity, capitale de la Terre et de l’empire galactique terrien. Leur mission consiste à surveiller les trames temporelles, pourchassant celles et ceux qui désireraient en modifier la trajectoire pour leur propre profit. À l’instar des histoires signées douze années plus tôt par l’écrivain Poul Anderson mettant en scène dans son cycle La Patrouille du temps son héros Manse Everard. À bord de leur vaisseau affrété par Galaxity, nos deux compagnons parcourent le vaste univers afin d’y vivre de rocambolesques aventures, hautes en couleur, réajustant tantôt une trame temporelle défaite, rétablissant tantôt une injustice ou apportant leur concours à tel ou tel habitant du Ciel. Place est ainsi faite pour l’exploration de planètes, le règlement de conflits planétaires ou encore l’aide à des peuples inconnus.
Christin et Mézières mettent en avant un certain nombre de récits flirtant avec les préoccupations de leur temps. Les Armes vivantes voient ainsi nos héros obligés de se poser en catastrophe sur une planète féodale où les seigneuries se livrent à d’incompréhensibles et archaïques guerres. Le récit Bienvenue sur Alflolol soulève déjà la question écologique, mettant en scène la planète Technorog dont les ressources sont pillées par les industries terriennes, alors que leurs habitants d’origine, partis nomadiser quelques siècles dans les tréfonds de l’espace, s’en retournent chez eux. Par des temps incertains dénonce à son tour le capitalisme sauvage, contant la bataille que se livrent les dieux désireux de se livrer à une forme d’OPA sur notre bonne vieille Terre. Ferme condamnation également à l’encontre des différents visages de l’autoritarisme, au travers des récits Les Oiseaux du Maître et L’Ambassadeur des Ombres. Le premier voit nos héros faits prisonniers sur une planète inconnue, dont la population asservie est condamnée au travail forcé par une mystérieuse entité appelée « Le Maître », tandis que le second oppose la libre détermination des peuples à l’impérialisme de Galaxity, Valérian et Laureline jouant les ambassadeurs de la Terre sur Point Central, station spatiale intergalactique.
Par-delà cette quinzaine d’aventures éditées en huit d’albums et pouvant se lire indépendamment — portant le nom de cycle spatial — existe une trame principale comprenant quinze autres récits répartis sur quatorze albums et gravitant autour de la manipulation de la flèche du temps — récits portant le nom de cycle temporel. Les trois premières histoires de cette trame décrivent les aventures de nos protagonistes pourchassant le dissident Xombul, bien décidé à prendre le pouvoir à Galaxity. Pour se faire, celui-ci use de portes dimensionnelles prépositionnées en différents lieux terrestres afin de remonter le cours du temps. Survient par ailleurs un « incident » majeur en 1986 : une explosion nucléaire ayant eu lieu près du pôle Nord modifiant radicalement l’organisation de la Terre. En voulant aider le superintendant du SST à empêcher dans le futur ce cataclysme, Valérian et Laureline ne parviennent malencontreusement qu’à oblitérer le futur de leur planète. Dès lors, ces derniers n’auront de cesse que de parvenir à recouvrer cette Terre perdue afin de lui assurer un avenir, arc principal de la dernière tétralogie du cycle, que vient clore L’OuvreTemps. Mission ô combien périlleuse on s’en doute. Un cycle spatial riche en aventures et en émotions, confronté toutefois à l’incontournable paradoxe du grand-père…
Lecture
Le cycle Valérian et Laureline constitue assurément le plus grand space opera produit par des auteurs hexagonaux. D’abord intitulé Valérian, agent spatio-temporel, ce dernier se voit adjoindre, pour le quarantième anniversaire de sa création en 2007, le prénom de sa coéquipière. Laquelle ne devait figurer que dans le cadre du premier épisode. Toutefois, au regard d’un abondant courrier des lecteurs exhortant les auteurs à conserver la belle et alors frêle héroïne, la voilà sauvée de l’oubli et partie prenante de toutes les aventures. Tout commence à la fin des années 1960. Christin et Mézières collaborent à cette époque au profit du journal « Pilote ». L’un et l’autre cherchent à proposer à la rédaction une histoire pour une nouvelle série. Un temps tenté par le western pour lequel Mézières avoue un amour indéfectible, mais découragé devant le dessin très professionnel de son ami Jean Giraud et son Blueberry et ne souhaitant pas occuper un registre déjà surreprésenté — les séries Lucky Luke de Morris, Jerry Springs de Jijé ou encore Chick Billde Tibet —, ce dernier décide avec son ami d’enfance d’œuvrer du côté de la science-fiction, l’un et l’autre connaissant bien le domaine pour avoir été dans leur jeunesse de grands lecteurs des revues « Fiction » et « Galaxy Science Fiction ».
Christin et Mézières se sont toujours montrés engagés, malgré leur méfiance à l’égard de toute idéologie. Et en ces années 1970, les problématiques sociétales ne manquent pas. À commencer par l’émergence de la question féministe, dont la figure de Laureline se montre centrale et résolument avant-gardiste dans le landerneau de la bande dessinée, offrant un visage éloigné des modèles caricaturaux de l’époque. Laureline se montre à cet égard une femme de conviction et de réflexion, éloignée en cela d’un comparse et amant plutôt soupe au lait, voire adulescent. Les années 1970 voient également naître les problématiques liées à l’écologie, dont s’emparent certains récits de nos agents spatio-temporels. Christin s’attache par ailleurs à dénoncer, pêle-mêle — tout comme Mézières, affiché comme homme de gauche, tendance socialiste — le militarisme, les dictatures, le consumérisme, les inégalités sociales, le pouvoir des médias et le capitalisme effréné. Une rhétorique bien huilée pour une brochette d’auteurs issus de la révolution soixante-huitarde, à l’instar de nombreux auteurs de nos littératures au demeurant. Toutefois, et contrairement à certains de ces derniers, notre duo de choc a le bon goût d’éviter les propos édifiants et les malencontreux poncifs. L’histoire prédomine toujours sur la nature revendicatrice de nos héros, et les critiques se montrent plus souvent subtiles que démonstratives. Les Héros de l’Équinoxe s’avère en ce sens exemplaire, dévoilant une critique virulente de certains « ismes », capitalisme, communisme et spiritualisme en tête. L’album se teinte également d’un rejet des super-héros à l’américaine, nos auteurs avouant leur profond ennui à l’égard de ces derniers. Il était reproché aux premiers scénarii de la série un certain classicisme. Conscient de cette remarque, Christin effectue alors un changement de tonalité avec Sur les Terres truquées, album surfant à la manière dickienne sur les multiples réalités. Ce tournant opéré, les critiques ne manquent pas dès lors de souligner son originalité. Les histoires de Valérian et Laureline sont ainsi l’occasion d’une critique sociale fortement teintée d’une satire décomplexée de la société de leurs auteurs. Une satire qui offre une résonance des plus actuelles, un demi-siècle plus tard…
Adepte à ses débuts de la ligne claire, Mézières, s’il délaisse peu à peu ce style, s’efforce néanmoins de conserver une parfaite lisibilité à ses planches, accompagnant en cela son lecteur tout au long de l’histoire. « Cadrage précis, refus du détail inutile, dépouillement ornemental volontaire, tout concourt à en faire l’archétype du dessin simple, trop simple peut-être au goût de ceux qu’éblouissent toujours les maniérismes passagers. Et pourtant… Que de virtuosité technique dans ce graphisme épuré, à mille lieues de toute naïveté ! » témoigne en ce sens son compère. Et cette folle virtuosité de se retrouver dans les nombreux personnages et créatures bigarrés parsemant les quelque vingt-trois albums. L’extraordinaire richesse du bestiaire mézièrien ne saurait démentir une telle inspiration. Soucieux d’une lisibilité optimale, Mézières déclare avoir toujours « cette même obsession, celle de la narration graphique et de l’efficacité de mes images ». En évoquant la longueur quelque peu démesurée des jambes de son héroïne — laquelle gagne quelques rondeurs au cours de la série, occultant le physique filiforme des premiers récits —, il déclare ne pas vouloir faire preuve de réalisme dans son dessin : « Mon style est plutôt réalistico-fantaisiste. » Produisant ses planches en noir et blanc en utilisant la plume et le pinceau, il laisse le soin de la couleur à sa sœur, Évelyne Tranlé. Depuis La Cité des eaux mouvantes, première aventure à être publiée en album, cette dernière se charge de la colorisation des albums. Elle travaille à l’ancienne, selon la méthode classique des coloristes de bandes dessinées, réfractaire en-cela à l’usage de l’ordinateur, dont le rendu des teintes se montre trop uniforme selon l’intéressée. Elle lui préfère la technique traditionnelle et ses « légères variations » et « ses petits accidents », lesquels apportent une part de surprise à la lecture. Dont acte.
À n’en pas douter, le cycle de Valérian et Laureline constitue une réussite majeure, tant dans le domaine de la science-fiction que dans celui de la bande dessinée. En témoignent les nombreuses récompenses — quatre distinctions à Angoulême — faisant de la série la bande dessinée de science-fiction française la plus honorée. En témoigne également un engouement toujours renouvelé, entre expositions, produits dérivés, hors-séries, un long métrage, une série télévisée et une bienheureuse descendance prenant la forme d’albums indépendants de la série, selon la mécanique bien huilée d’albums « vus par… » Avec toujours cette même exigence visant à réaffirmer haut et fort ce nécessaire et salvateur humanisme dont se targue nos héros…
Collection
Tome 00 — Les Mauvais Rêves — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 01 — La Cité des eaux mouvantes — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 02 — L’Empire des mille planètes — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 03 — Le Pays sans étoile — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 04 — Bienvenue sur Alflolol — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 05 — Les Oiseaux du maître — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 06 — L’Ambassadeur des Ombres — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 07 — Sur les terres truquées — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 08 — Les Héros de l’équinoxe — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 09 — Métro Châtelet direction Cassiopée — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 10 — Brooklyn station terminus Cosmos — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 11 — Les Spectres d’Inverloch — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 12 — Les Foudres d’Hypsis — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 13 — Sur les frontières — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 14 — Les Armes vivantes — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 15 — Les Cercles du pouvoir — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 16 — Otages de l’Ultralum — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 17 — L’Orphelin des astres — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 18 — Par des temps incertains — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 19 — Au bord du Grand Rien — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 20 — L’Ordre des pierres — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 21 — L’OuvreTemps — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 22 — L’Avenir est avancé – Volume 1 — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Tome 23 — L’Avenir est avancé – Volume 2 — Pierre Christin et Jean-Claude Mézières
Vidéos
Valérian & Laureline : inspirateurs scientifiques. CNES.
Valerian and Laureline : Exploring the French Comics. ComicsTropes.