2066. À la suite du pacte de la Honte, la péninsule ibérique se voit contrainte d’être évacuée. Quelques-uns défient toutefois l’autorité de l’État en préférant vivre cachés. Ainsi en est-il d’un petit groupe, vivant tant bien que mal retranché dans l’enceinte du Pere Mata, Institut psychiatrique sis au sud de la Catalogne. Renouant avec l’écriture par l’entremise d’un journal, un vieil écrivain se décide à raconter au jour le jour les événements de cette petite communauté, dont les heures semblent bien être comptées. Loin des récits post-apo survitaminés, Reus, 2066 – Journal d’un vieux cabocharddu romancier et traducteur espagnol Pablo Martín Sánchez donne à lire une anticipation moins tourmentée que les classiques du genre, sans se soustraire pour autant aux mèmes de ce dernier. Dernier titre parachevant le triptyque romanesque inauguré avec L’Anarchiste qui s’appelait comme moi et L’Instant décisif — récits pouvant être lus indépendamment—, Reus, 2066 est une copublication signée par les éditions Zulma et La Contre Vallée.
Infos pratiques
Reus, 2066
Pablo Martín Sánchez
Éditions Zulma & La Contre Allée
Chronique réalisée par Franck Brénugat
HISTOIRE
Été 2066. Pere Mata, dans la ville de Reus au sud de la Catalogne. Une petite communauté d’une douzaine de personnes tente tant bien que mal de survivre, retranchée derrière les murs protecteurs de l’ancien institut psychiatrique, devenu hôpital. Quelques réserves en vivres et en médicaments, complétées à l’occasion par de rares fruits et légumes recueillis d’un jardin tiennent lieu de toutes provisions. À la suite du pacte de la Honte, ordre a été donné par le gouvernement d’évacuer, par la force si nécessaire, tous les habitants de la péninsule ibérique en vue de les déplacer vers d’autres contrées plus accueillantes. Afin de faciliter cette évacuation, ces mêmes autorités ont coupé l’électricité dans tout le pays, pratique coercitive connue sous le nom de la Grande Panne. Voilà notre fragile communauté de résistants, ramenée à une forme de féodalité, sans électricité, sans eau courante et sans communication possible avec le reste du monde et dès lors condamnée à devoir survivre dans l’enceinte de cette non moins fragile tour d’ivoire. Exercice d’autant plus hasardeux pour des pensionnaires ayant pour certains atteint un âge plus que canonique…
Le narrateur, âgé de 89 ans, ancien écrivain ayant joui d’une certaine notoriété, se trouve parmi nos pensionnaires. Remettant le couvert, il entreprend l’idée d’écrire un journal, contant au jour le jour les événements de cet étrange fait de résistance, se promettant d’écrire jusqu’à son dernier jour, avant le dernier lever de rideau. Couchant ces péripéties sur les quelques pages vierges arrachées de livres mités découverts au grenier, il met en scène un quotidien dont le délitement s’avère sans grande issue, l’espoir le disputant le plus souvent au tragique. Acculés à des conditions de survie difficile, au regard de l’âge avancé de certains pensionnaires et de la diminution inexorable des vivres, nos occupants se voient pris pour cible par d’autres groupes hostiles, que la faim pousse à toute prise de risque, même les plus meurtrières. Et notre diariste de nous conter les tourments et les joies des uns et des autres, brisant par cet acte d’écriture et de résistance la monotonie d’un quotidien rythmé par les rituels tours de garde, préparations des repas et autres soins administrés à certains résidents. La petite communauté se réduit au fil des semaines, certains préférant tenter l’aventure au-delà des murs du Pere Mata, tandis que d’autres succombent aux assauts de groupes extérieurs. Autant de péripéties, souvent plus malheureuses qu’heureuses que ce vieux cabochard souhaite coucher sur le papier à l’attention des générations futures, comme un livre ouvert, témoignage précieux pour quelque futur et hypothétique lecteur. Gardant toujours en mémoire toutefois combien « tout journal intime est un lent suicide »…
Lecture
Auteur de plus de 150 traductions, dont celles des œuvres de Raymond Queneau, Delphine de Vigan ou encore Hervé Le Tellier, armé d’un double doctorat en littérature — en langue française — et en littérature comparée, premier membre espagnol de l’Oulipo en 2014, Pablo Martín Sánchez bénéficie de quelques lettres de noblesse à son actif. Lesquelles peuvent s’avérer précieuses pour notre affaire. Assurément. Le récit témoigne en ce sens d’une construction irréprochable et fait montre d’une réelle empathie à l’égard de ses protagonistes. Sa force tient dans cette aptitude justement à restituer les inquiétudes et joies éparses des uns et des autres. Une bien belle exécution qu’un Max Scheler n’aurait pas reniée, tant les pensées et sentiments de nos protagonistes s’avèrent nôtres, éloignée de tout solipsisme cartésien enfermant notre conscience dans une insularité appauvrissante. Nous saisissons au contact de cette petite communauté combien sa survie se montre des plus précaires, et combien le fragile équilibre peut être mis à mal au moindre imprévu. En cela, la forme narrative du journal se révèle des plus pertinentes et les chapitres s’enchaînent les uns à la suite des autres avec aisance.
Si le propre de tout journal est de s’autoriser quelques digressions de-ci de-là, comme aime à le rappeler notre diariste, force est de constater que ces dernières se montrent parfois un tantinet envahisssantes. Entre exercices de rééducation du gros orteil, large inventaire à la Prévert des souvenirs générationnels d’objets et produits perdus dans les limbes de l’histoire, entrées d’un Dictionnaire visuel d’anatomie, considérations techniques sur les arcanes de la typographie — fort instructives au demeurant —, ou encore embardées sur la poésie et la littérature espagnoles, nous saisissons mieux tout l’intérêt porté à cette bien salutaire mise en garde… A fortiori lorsque l’auteur émaille ses nombreuses digressions de schémas et autres dessins pour le moins singuliers… Si ces apartés ne viennent point trop phagocyter les quelques rebondissements de ce récit aux allures de roman post-apo, ils peuvent néanmoins se montrer redondants et sans réelle valeur ajoutée pour les habitués de ce registre science-fictif. Une aération que d’aucuns trouveront toutefois bienvenue, légitimée par le principe même du journal intime. Une ode à la lenteur, servie par une réflexion oulipienne sur le langage que d’aucuns apprécieront. Dont acte.
Sur le plan conceptuel, l’auteur nous livre un récit pour le moins dystopique, tant les quelques décennies nous séparant de cette année 2066 dépeignent une société ayant échoué à faire de notre humanité une humanité libérée de ses faiblesses. Un vingt-et-unième siècle horribilis, tristement digne de comparaison avec le précédent. Notre chère humanité future ne semble manifestement guère avoir tiré les leçons du passé, au regard des nombreux désordres qu’elle donne à voir. En témoignent, pêle-mêle : un conflit syrien dans les années vingt, une attaque aux armes chimiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis contre l’Inde en 2042, une Troisième Guerre mondiale en 2056, ou encore l’attentat bioterroriste du Stade de France — lequel provoqua la terrible épidémie du virus de Marburg emportant quelque trente millions d’Européens et provoquant trois années de guerre civile sur la péninsule ibérique, prémisses de notre récit. Tristes itérations d’une Histoire déjà vue et entendue…
Pablo Martín Sánchez semble manifestement avoir pris beaucoup de plaisir à écrire ce dernier opus. L’amour du verbe transpire à chaque chapitre — vérité d’évidence pour un auteur par ailleurs membre de l’Oulipo argueront certains. Avec Reus 2066, l’auteur complète le dernier volet de ses autobiographies fictives en campant notre sympathique cabochard, notre écrivain devant fêter ses 89 printemps en 2066. À supposer que les cieux de notre Histoire à venir se révèlent plus cléments que ceux de notre récit… S’il est vrai que l’exercice se montre toujours un brin périlleux pour un écrivain de littérature générale d’arpenter nos territoires plus ou moins codifiés, nous ne saurions bouder notre plaisir à l’idée justement de nous frotter à un écrivain aussi chevronné que notre hidalgo. Si le roman ne se montre pas le plus généreux qui soit dans sa dimension scénaristique et science-fictive, Reus, 2066 n’en constitue pas moins un récit brillamment écrit et une formidable ode à l’esprit de résistance. Tout autant qu’une élégante porte d’entrée vers nos territoires pour les lecteurs étrangers à ces derniers. Le journal de notre cabochard mérite en cela toute notre attention.
Vidéos
Reus, 2066, présenté par Pablo Martín Sánchez. LaContreAllee.
Pablo Martín Sánchez. RFI Español.