Les éditions Mnémos ont réédité en mars 2024 le superbe roman Les Nefs de Pangée de l’écrivain français Christian Chavassieux, dans leur belle collection « Label Mu », accompagnée, comme toujours, d’une couverture fascinante, cette fois illustrée par Kevin Deneufchatel. Édité préalablement en 2015, il avait reçu le « Prix Planète SF des Blogueurs » 2016, récompense méritée pour cette épopée qui nous amène dans une temporalité et une géographie imaginaires, à la poursuite d’un monstre aux dimensions titanesques, l’Odalim, que le peuple de Pangée devra sacrifier pour faire perdurer l’harmonie dans son peuple. Le lecteur, devenu lecteur d’une chronique légendaire, suit ainsi tout à la fois les combats sanglants et impitoyables sur l’Unique, océan recouvrant la terre, en même temps que les péripéties politiques, fratricides… de ceux qui sont restés sur cette même terre.
Infos pratiques
Les Nefs de Pangée
Christian Chavassieux
Éditions Mnémos
Chronique réalisée par Jean-Yves Guigot
HISTOIRE
Pangée, constitue la seule terre, tel un immense continent, au milieu d’une vaste étendue d’eau, gigantesque océan appelé du nom légendaire d’Unique. Lorsque débute cette épopée, les nefs de Pangée reviennent décimées de la neuvième chasse à l’Odalim, légendaire créature marine qui se révélera être un des personnages centraux de l’histoire. Or, pour l’unité et la survie du continent, un échec peut se révéler signe de malheur pour les décennies à venir. Dès lors, le lecteur le comprend très vite, les rares nefs rescapées qui reviennent au port annoncent un avenir catastrophique pour toute la société. Aussi assistons-nous, dans le premier quart du roman, aux longs préparatifs de la dixième chasse, que l’on devine être vitale pour la survie existentielle de Pangée. Le lecteur va suivre les vingt-cinq années nécessaires à la construction des navires, à la formation des marins et du commandant de la future flotte, en même temps qu’il se familiarisera avec l’idiome de ces peuples, à leur morphologie étrange, ainsi qu’à la géographie de ce monde nouveau. Les ordres de grandeur de temps et d’espace n’ont rien de commun avec ce que nous connaissons. Tout y est vertigineux ! De même, une question apparaît petit à petit : quelles sont les vraies raisons de cette chasse ? Cet Odalim n’est-il pas le bouc émissaire, sorte de victime innocente vers laquelle se tournent tous les peuples pour se purger de leur désir de mort ? Entre héroïsme, manipulations, meurtres, stratégies, nous sommes happés, craintifs, surpris, agacés, révoltés, rassurés… Ces sentiments gardent d’autant plus d’intensité jusqu’à la 452e page du roman que les nombreux peuples qui habitent la terre de Pangée nourrissent la diversité de caractères, de modes de vie et de cultures sera à l’origine de guerres, de résistances et autres oppositions, jusqu’à l’arrivée de… Mais le modeste auteur de cette chronique s’attachant à ne pas « divulgâcher » — comme disent les Québécois, les vrais amoureux de la langue française — les nombreux nœuds de l’intrigue, nous n’en dévoilerons pas plus sur l’histoire dont un des grands mérites a été de se démarquer de tout manichéisme. Ne pas céder à cette facilité est à mettre au crédit de Christian Chavassieux, car tout, dans le récit, aurait pu y conduire.
Lecture
Les grandes œuvres littéraires peuvent souvent se juger par la fascination et le dépaysement qu’elles font naître chez le lecteur. Tels sont les deux sentiments que nous ressentons à la lecture des Nefs de Pangée. En effet, à l’égal de tout grand chef-d’œuvre, il nous est demandé un temps d’acclimatation, un effort — quelle grande création n’en demande pas ? Mais quelle joie n’en recevons-nous pas en retour quand toutes les données culturelles, langagières, géographiques, politiques… nous deviennent familières ! Ce roman en forme de chronique demande de la patience — un glossaire à la fin du roman, qu’il est déconseillé de lire trop tôt ou trop souvent, nous montre que Christian Chavassieux avait conscience de cela — car les nombreux peuples, cultures, croyances… ne nous sont guère familiers. Mais la magie du talent de l’auteur fait que nous y plongeons malgré tout. Le lecteur assimile naturellement tout cela. La persévérance de l’auteur est payée de retour.
Nombre de références littéraires ont déjà été énoncées, concernant Les Nefs de Pangée, dans d’autres articles de qualités évoquant ce roman. Ce seront bien entendu des échos (Moby-Dick, par exemple, le plus immédiatement évident, du romancier étasunien Herman Melville, mais il y en a tant d’autres) sur lesquels nous ferons volontairement l’impasse ici pour éviter de ressasser les mêmes éléments. Nous nous arrêterons seulement sur celles relevant de l’Antiquité grecque. N’y a-t-il pas en effet un vaste univers digne d’Homère, notamment de l’Iliade dans cet innombrable déploiement de nefs partant vers une nouvelle Troie ? Ou encore, n’avons-nous pas le sentiment de revivre du Euripide, quand les nefs sont soudainement immobilisées, au début du chapitre 36, au milieu de l’Unique par manque de vent ? Certes, nulle Iphigénie ne sera sacrifiée pour mettre fin à ce malheur, mais l’idée plane sur les nefs que l’Unique vient en aide à l’Odalim. Une pesanteur tragique traverse sur l’esprit des marins. « Mais les vents cessèrent. Auprès une première journée entière d’un calme exceptionnel, la nuit ne connut pas le moindre frémissement […]. Aucun remous contre les flancs des nefs. Un silence effrayant plombait les gestes et l’océan avait l’aspect d’une flaque. Les navigateurs n’avaient jamais connu cela. » (p. 146) Il faudra attendre la fin du chapitre 41 pour que cesse cette impression de malédiction : « Mais l’Unique leur réservait un nouveau caprice. Le vent se leva franchement, la surface des eaux s’agita […]. Les nefs reprirent la route et l’on entendit partout le joyeux tapage des chants de mer, des guindes qu’on manœuvre, du bois qui grince, des chœurs de marins et des trompes qui s’appellent de loin en loin, communiquant leur bonheur de goûter la vitesse. » (p. 166)
Parmi les très nombreux personnages qui jalonnent cette histoire, ceux qui composent la famille Anovia qui domine Basal, donc une vaste partie de Pangée, sont les plus importants. Nous nous attachons assez vite à Logal, l’aîné, surnommé « le Bâclé » tandis que Prairil, « le Préféré », nous apparaîtra plus complexe tout au long du récit. Pourquoi se proclamera-t-il « Remet », à savoir « Promis » ? Le lecteur le découvrira. Nous trouvons aussi, auxquels le lecteur s’intéressera longuement, Bhaca, le commandant de la dernière chasse, accompagné de Hammassi, la conteuse. Ces quelques exemples que viendront rejoindre tant d’autres individualités construisent la saine complexité des personnages, des intrigues, puis au bout du compte de la pensée qui porte l’histoire elle-même.
En effet, les principaux personnages sont pour la plupart torturés par des angoisses politiques, voire existentielles. Bhaca, d’abord commandant uniquement intéressé par l’obéissance à la tradition, finit par s’interroger sur le sens de tant de brutalité. D’autres le sont aussi, conscients qu’ils sont d’appartenir à un peuple de haute culture et pourtant obéissant à la pulsion de mort qui les travaille et les amène au carnage, si ce n’est au génocide. Comme le dit la citation : « Ce sont les morts qui enracinent un peuple. » (p. 356) D’où sans doute la nécessité de les enterrer… mais la fascination pour eux finit par travailler morbidement leurs instincts.
On le voit. Si ces Nefs de Pangée appartiennent au genre de la fantasy et de la science-fiction, le roman se nourrit de réflexions philosophiques, ainsi que politiques. Le personnage de Prairil ne peut se réduire au simple qualificatif de despote. Il en a les traits. Mais n’est-il pas aussi un visionnaire par nombre de ses projets ?
Les Nefs de Pangée sont donc en tout point une pépite. L’histoire témoigne d’une ouverture de l’imagination et de la réflexion qui, toutes deux, demeurent longtemps en nous, nous travaillent intensément, signes certains d’avoir tenu entre les mains, ce que l’on nomme — sans emphase — un pur chef-d’œuvre ! Terminons par ce qui, pour Céline, caractérise tout d’abord l’écrivain, à savoir le style, élément qui confirmera tout ce qui vient d’être dit. Si le roman est raconté comme une chronique, la forme, elle, est superbe. Et si quelque sceptique malvenu doutait des qualités stylistiques de l’auteur, finissons en beauté avec cette courte phrase de toute beauté, extraite de la page 167 : « Le ciel prenait une densité de nuit. »
Vidéos
Entre Mu avec Christian Chavassieux. Label Mu.
Master class des littératures de l’imaginaire. Auvergne-Rhône Alpes Livre et Lecture.