Qui ne connaît Liu Cixin, rendu célèbre sous nos latitudes comme ailleurs au travers du succès planétaire de sa trilogie Le Problème à trois corps ? Succès conforté au cinéma comme au petit écran depuis peu. Manquait au tableau le neuvième art pour couronner cette réussite — en attendant un jour peut-être le jeu vidéo. Chose faite avec le concours des éditions Delcourt, lesquelles publient dans leur collection Neopolis une série de quinze albums, reprenant chacun une nouvelle de l’écrivain. Les Futurs de Liu Cixin voient ainsi plus d’une trentaine d’auteurs officier au service de cette singulière série. Fruit d’une collaboration internationale, composée de onze nationalités différentes pour une majorité d’auteurs français et chinois, cette série reprend les thèmes de prédilection de Cixin par l’entremise de scénaristes et dessinateurs pour le moins talentueux et bien inspirés.
Infos pratiques
Les Futurs de Liu Cixin
Éditions Delcourt
Chronique réalisée par Franck Brénugat
La science au secours de l’humanité
Terre / Futur proche et indéterminé
Anticipation / Hard Science
NOTRE ÉVALUATION
HISTOIRE
Liu Cixin se montre tout autant brillant novelliste que romancier. En témoignent les récits que compose l’intégrale de ses nouvelles, disponibles aux éditions Actes Sud, au sein de la collection « Exofictions ». Le fondateur de la maison d’édition chinoise FT Culture et agent littéraire et détenteur des droits mondiaux des nouvelles de Liu Cixin, Li Yun, entreprit de développer la bande dessinée dans son pays en adaptant ces dernières. Son choix s’est arrêté sur quinze récits du maître. Par ailleurs séduit par la pluralité et la qualité du domaine français en matière de bande dessinée, Li Yun décida de s’entourer des personnes compétentes afin de mener à bien son entreprise. C’est sous l’œil averti de Corinne Bertrand, directrice de la collection chinoise et de son adaptation française, que celle-ci prit forme au sein de la maison Delcourt. Si les récits sélectionnés offrent des histoires fort différentes les unes des autres, ceux-ci révèlent déjà néanmoins les prémices qui donnèrent naissance à la célèbre trilogie. Comme le souligne Corinne Bertrand, « chacun des albums de cette collection se retrouve dans la trilogie, au titre d’idée directe ou indirecte. » Partant du postulat que chacun des récits met en avant les défis d’une science particulière, vont se mettre en place les différents enjeux narratifs, selon une déclinaison tantôt politique, tantôt sociétale, tantôt métaphysique.
Il est possible d’établir au sein de ses quinze récits quelques regroupements. Certaines histoires relèvent du merveilleux scientifique, parmi les plus enchanteresses de la série. Pour que respire le désert s’attarde ainsi à la passion de Yuanyuan pour les bulles de savon, passion qui pourrait bien s’avérer des plus salvatrices pour résoudre le problème de la désertification de la Cité de la Route de la Soie. L’Attraction de la foudre met en scène le doctorant Chen, travaillant sur les secrets des boules de foudre, à l’énergie incommensurable et auxquelles l’armée s’intéresse de près en ces temps de conflits internationaux. D’autres récits relèvent clairement du genre dystopique. Le sombre Nourrir l’humanité voit ainsi le tueur à gages Hua Tang — sous contrat avec les treize personnalités les plus riches du monde — devoir éliminer trois personnes parmi les plus pauvres, sous le regard d’extraterrestres survolant inlassablement notre planète depuis cinq années. Dernier titre de la série, Les Migrants du temps content les (més)aventures d’un petit groupe d’hommes et de femmes chargé de faire migrer 80 millions de Terriens dans un futur accueillant, afin d’échapper à une Terre alors rongée par la pollution et la surpopulation. Mais les différentes temporalités visitées ne se montrent guère plus avenantes… Un troisième regroupement de récits se rattache aux délicates questions de survie de l’humanité. La Terre vagabonde s’ouvre ainsi sur l’assombrissement inéluctable de notre soleil, contraignant l’humanité à devoir piloter la Terre jusqu’à la constellation du Centaure afin de jouir de la chaleur de son étoile. Projet pharaonique s’il en est… L’Humanité invisible se situe également loin dans le futur, où le Précurseur, seul survivant d’une humanité ayant pris le chemin des étoiles afin d’échapper à un effroyable flash d’énergie solaire, décide, après des années-lumière d’exploration, de revenir sur Terre. Une dernière série de titres peut être rattachée au registre de la guerre. Proies et Prédateurs met en scène le Dévoreur, planète-vaisseau extraterrestre s’apprêtant à dévorer l’entièreté des ressources terrestres. Brouillage intégral oppose, quant à lui, l’OTAN à la Russie dans une Troisième Guerre mondiale où la maîtrise des rayonnements solaires pourraient bien changer l’issue du conflit. Citons également Le Calcul du papillon, récit plus intimiste se situant sous les bombes à Belgrade.
Lecture
L’exercice s’avère toujours délicat quand il s’agit de chroniquer une série d’albums dont les histoires sont indépendantes les unes des autres et dont les acteurs sont légion — a fortiori issus de cultures radicalement différentes. Mais force est de constater, d’emblée, la remarquable cohérence de cet ensemble. La ligne éditoriale du projet s’est manifestement efforcée de retraduire les enjeux les plus manifestes des récits du maître. Ces derniers posent, avec plus ou moins d’évidence selon certains, les inévitables problématiques auxquelles notre humanité se trouve confrontée en ce premier quart du XXIe siècle. Lequel voit éclore de nouvelles et vertigineuses découvertes scientifiques et techniques en confrontation avec les urgences écologiques, démographiques et migratoires qui se profilent désormais de façon quelque peu alarmante… Tout l’intérêt des récits cixiens réside justement dans cette interrogation de savoir si nos outils scientifiques et techniques seront à même de pouvoir résoudre les défis qui s’annoncent. La plupart des récits attestent d’un positivisme certain, que n’aurait pas renié un certain Auguste Comte. En témoignent ainsi les vertigineux La Terre vagabonde et Les Migrants du temps, ou encore le singulier L’Humanité invisible. Si les histoires mettent en jeu des problématiques propres aux sciences dures — il n’est jamais question ici de sciences molles —, ces dernières se gardent bien pour autant de verser dans un quelconque et obscur réductionnisme. Si elles se revendiquent incontestablement de la hard science, elles ne font jamais pour autant l’économie de la dimension humaine. Quelques rares récits ou passages n’échappent pas toutefois à un certain pédagogisme, l’intérêt scientifique prédominant sur les interactions entre protagonistes. Peut-être faut-il y voir une culture différente de la nôtre, les peuples orientaux privilégiant davantage la notion de communauté, à celle, plus occidentale, d’individualité. De même, certains personnages témoignent d’une surprenante résilience, qualité qui pourrait peut-être trouver sa justification par une culture et une histoire propres au pays de l’empire du Milieu.
On soulignera par ailleurs la très bonne tenue graphique de la série, quand bien même certains titres se montreraient plus en retrait, collection oblige. On mentionnera, parmi d’autres albums, les superbes Les Trois Lois du monde, La Perfection du cercle, Nourrir l’humanité, La Terre transpercée ou encore L’Attraction de la foudre. La mise en couleurs n’est pas en reste, la palette graphique de Photoshop étant de rigueur sur une grande majorité des titres. Si notre ami Adobe assure ainsi la cohérence de la charte graphique de la série, certaines planches se voient en revanche souffrir d’une tonalité parfois exacerbée. Fait singulier de cette série : tous les volumes jouissent d’une triple, voire quadruple page, offrant de la sorte une vision digne d’une image cinémascope. Cette initiative, peu commune dans les pratiques éditoriales, accentue la dimension vertigineuse de certains récits. Un concept des plus audacieux et que l’on souhaiterait voir se profiler plus souvent au sein du neuvième art. En témoignent les planches cinémascopiques de La Terre vagabonde, Nourrir l’humanité ou encore La Terre transpercée.
Par-delà la dimension scientifique proprement vertigineuse de certaines histoires, c’est avant tout l’humanité en question(s) qui est ici interrogée plus que jamais. Un questionnement factuel, lequel se dispense de culpabiliser le lecteur, éloigné des sempiternels — mais parfois nécessaires — jugements de valeur. Comme le souligne par ailleurs Corinne Bertrand « cette collection a ceci de singulier qu’elle explore, interroge, au-delà des aventures et des personnages de chacun des récits. Et il n’y a jamais qu’une seule réponse, qui serait simplificatrice, aux questions soulevées. » Au terme de ce cycle des plus réussis, force est de constater combien la citation rabelaisienne se montre plus que jamais actuelle : « Science sans conscience n’est que ruine de de l’âme. » Si les représentations du monde ne sont vraies que parce qu’elles sont les miennes, l’erreur n’en réside pas moins dans l’idée de croire que la science peut se passer d’une réflexion sur elle-même. Elle n’a de valeur que pour la conscience qui la conçoit. Et en ce sens, elle ne peut jamais régler que des problèmes d’ordre scientifique. Pour les philosophes, la science est toujours une science de l’homme et en cela elle concerne ce que l’homme a de plus intime, à savoir sa conscience. Liu Cixin se montre très rabelaisien sur ces questions. Tout comme les récits mis en images par cette remarquable escouade. Dont acte ! Et quoi de mieux qu’une entreprise collective d’auteurs issus de la bande dessinée européenne, du comics et du manhua, pour nous inviter à réfléchir sur les défis d’aujourd’hui et de demain, lesquels n’auront de solution que collective ?
Collection
Tome 01 — La Terre vagabonde — Christophe Bec et Stefano Raffaele
Tome 02 — Pour que respire le désert — Valérie Mangin et Steven Dupré
Tome 03 — Les Trois Lois du monde — Xiaoyu Zhang
Tome 04 — Nourrir l’humanité — Sylvain Runberg et Miki Montlló
Tome 05 — La Perfection du cercle — Xavier Besse
Tome 06 — Proies et Prédateurs — Jean-David Morvan et Yang WeiLin
Tome 07 — L’Attraction de la foudre — Thierry Robin et Cyril Saint-Blancat
Tome 08 — Brouillage intégral — Marko Stojanovic et Maza
Tome 09 — La Terre transpercée — Qing Song Wu
Tome 10 — L’Ère des anges — Ma Yi
Tome 11 — Au-delà des montagnes — Eduard Torrents et Rubén Pellejero
Tome 12 — Le Calcul du papillon — Dan Panosian et Fabiana Mascolo
Tome 13 — L’Humanité invisible — Yuan Dong et Wei Liu
Tome 14 — L’Océan des rêves — Rodolfo Santullo et Jok
Tome 15 — Les Migrants du temps — Sylvain Runberg, Serge Pellé et Nicolas Vallet
Vidéos
Les Futurs de Liu Cixin – La Terre vagabonde. Éditions Delcourt.
Le Calcul du papillon / Au-delà des montagnes. UniversComics Le Mag’.