Ils l’ont fait ! Ils l’ont lâchée, leur satanée bombe ! La première planche de la série nous conte en peu d’images, mais pour le moins évocatrices, des tensions raciales aux États-Unis dégénérant en guerre civile, affrontement tristement soldé par l’emploi de l’arme atomique. Du moins sur le sol de feu les États-Unis d’Amérique, la série ne précisant jamais si le conflit s’est exporté en dehors du pays de l’oncle Sam, distillant à ses lecteurs, tout au plus, quelques rares indices de-ci de-là.

Alors qu’une bande de malfrats se livre à une razzia en règle du village du jeune Jeremiah, laissant derrière elle son lot habituel de cadavres, ce dernier se retrouve abandonné à lui-même, et quelque peu désemparé. Il fait la rencontre de Kurdy Malloy, du même âge, mais au caractère bien plus trempé et manifestement bien plus débrouillard aussi. Cette tête brûlée, margoulin à ses heures, va dès lors entraîner notre frais gardon au travers d’une Amérique livrée à elle-même, croisant quelques îlots de civilisation plus ou moins sauvegardée.

Nos compères parcourent une Amérique post-atomique, évoluant dans un univers de western futuriste, ballotés entre les pillages, les trahisons et les mises à mort. Orphelins l’un comme l’autre, ils cherchent à combiner liberté et survie. Exercice ô combien périlleux dans un nouveau territoire où dorénavant tout se monnaye ! C’est ainsi qu’ils cheminent de ville en ville afin de proposer leurs services. Mais, dans cette Amérique commandée par des malfrats et des ripoux sans foi ni loi, il leur est parfois difficile de s’extirper de situations bien malencontreuses. D’autant plus que l’un comme l’autre sont mûs par un certain sens de la morale, lequel s’avère difficilement compatible avec les exigences de cette post-humanité — quand bien même notre Kurdy Malloy se montrerait plus prompt à vouloir sauver ses intérêts propres que ceux de la veuve et de l’orphelin.

Accompagnés de l’inséparable mule de Kurdy, Esra, nos protagonistes doivent faire face à une nature redevenue hostile, à des territoires désolés à l’inquiétante étrangeté et à une humanité qui semble avoir perdu certains de ces anciens repères. Autant d’adversaires dont il va falloir se défier. Leurs pérégrinations les portent autant dans les grands espaces désertiques et autres marais qu’aux abords de villes fantômes, faubourgs crasseux dans lesquels survit parfois une population aux abois. Sans compter quelques cités étonnamment futuristes en plein essor, mues par le désir de bourgmestres de reconstruire une apparence de civilisation. Mais à quel prix souvent… Une certaine lassitude finit toutefois par gagner notre tandem et l’envie de poser son baluchon se fait de plus en plus ressentir. Mais là aussi, à quel prix ?

Les aventures de nos amis Jeremiah et Kurdy Malloy s’inscrivent dans un contexte sociologique singulier, lequel voit aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 l’émergence d’une guerre raciale larvée, entretenue d’une part par les mouvements radicaux comme le Black Panther Party prêchant une révolution marxiste et raciale et d’autre part par la résurgence de l’activisme racialiste du Ku Klux Klan. Marqué par ailleurs dans son très jeune âge par les images fortes et déroutantes de la Seconde Guerre mondiale, dans le canton de Malmedy, à l’est de la Belgique, Hermann puise dans ce lointain écho de quoi nourrir un imaginaire de feu et de flammes. Le succès de la série ne s’est jamais démenti, en témoigne une déclinaison pour la télévision étatsunienne pour un total de trente-cinq épisodes au début des années 2000. Une audience insuffisante a cependant contraint la production à interrompre l’aventure à la deuxième saison sur les cinq prévues initialement.

Sur le plan narratif, Hermann s’inscrit dans la tradition de la littérature d’anticipation. Le Ravage de René Barjavel constitue en cela l’une des principales influences de l’auteur. Il s’éloigne toutefois des canons du genre en saupoudrant ses récits science-fictionnels de fantastique et de western, rehaussés qui plus est par un esprit burlesque parfois détonnant. Ayant succombé aux charmes des déserts et autres grands espaces westerniens lors de sa précédente création Comanche, sous l’écriture de Greg, Hermann souhaite plus que tout pouvoir poursuivre sa traversée au sein de ces mêmes immensités, appuyée également par un souci de cohérence et de continuité. Les récits de Comanche fournis par Greg s’étalant de plus en plus, notre homme s’engage alors dans sa propre série. « Il faut l’avouer, Jeremiah est une sorte de western », confesse l’intéressé. Selon ce dernier, l’origine de son héros est à chercher dans le long métrage Jeremiah Johnson, western de 1972 signé Sydney Pollack, histoire inspirée d’un authentique trappeur, John Johnson, lui aussi confronté à cette frontière poreuse entre civilisation et monde sauvage. Thématique qui ne manquera pas d’alimenter l’imaginaire hermanien. L’autre personnage majeur de la série, c’est ce jeune homme Kurdy Malloy au caractère emporté et colérique, mais qui partage toutefois avec Jeremiah un sens de la justice affiché. Autant Jeremiah se montre parfois d’une naïveté confondante — mais cogneur sans rival — autant Kurdy fait montre d’un cynisme décomplexé, dont les réparties saillantes et la gouaille forcent sans conteste le respect. Les dialogues de notre trublion sont d’une justesse jamais prise en défaut et constituent une approche des plus grisante. Cette figure est inspirée d’une silhouette apparaissant au détour d’une case d’un personnage présent dans Les Naufragés d’Arroyoka, one-shot signé par Greg et Auclair en 1975. Adulé des lecteurs, il parvient à voler la vedette à Jeremiah, ces derniers lui préférant sa complexité, ses contradictions et ses emportements adulescents au caractère plus linéaire, prévisible et adulte du premier. Adolescents dans les tout premiers albums, l’un et l’autre grandiront au fil de la série pour se figer assez rapidement vers la trentaine.

« J’ai un amour des odeurs et de la terre » nous renseigne Hermann, qui fut enfant de la campagne et quelque peu nostalgique de la rudesse de cette terre et de ses habitants. Et cela se voit, au regard de ces compositions charnelles et minérales. Éloigné en ce sens de la minutie de la ligne claire, il lui préfère la densité, les imperfections et la violence de sa propre griffe. Derrière la beauté manifeste des êtres et des choses, se profile bien souvent une noirceur qui s’exprime par l’exubérance de certains visages burinés, le faciès simiesque des uns et des autres, la sueur des corps, sans omettre les forces telluriques d’une nature jamais domptée et guère disposée. Autant de situations magnifiées sous le trait assuré de son auteur. Ce qui n’empêche nullement notre sieur de composer de somptueuses images d’intérieurs au charme suranné des années 70 ou futuristes, aidé en cela par son passé d’architecte d’intérieur et de dessinateur au bénéfice d’une société gérant l’aménagement de restaurants. Le lecteur attentif notera par ailleurs combien Hermann fait partie de ces dessinateurs à s’être continuellement remis en question. Il est ainsi possible de repérer trois phases dans son approche esthétique, indépendamment de la constance de son style. Une première met à l’honneur pinceau et encre de Chine, fidèle en cela à son travail sous la direction de Greg. Une seconde sous laquelle l’encrage se montre plus sec et anguleux, usage de stylos Rotring ou Artpen oblige. Cette deuxième phase va en outre bénéficier de l’ouvragel ô combien remarquable du coloriste Fraymond — lui-même dessinateur. Ayant accompagné Hermann sur de nombreuses séries (les derniers albums de Comanche ou encore Les Tours de Bois-Maury), Raymond Fernandez de son vrai nom, orchestrera la colorisation de plus d’une vingtaine d’albums, jusqu’au récit Delta en 1985. Fraymond quitte son comparse au profit des studios Walt Disney Benelux. Devenu quelque peu orphelin, Hermann entame cette troisième phase en assurant lui-même la colorisation de ses récits en couleur directe. Si la flamboyance des teintes chaudes de Fraymond n’est plus de rigueur, certaines cases gagnent en revanche en densité, notamment sur les ambiances éthérées et nocturnes. Le combiné crayon/aquarelle offre une lecture chargée de sensualité et d’atmosphères oppressantes. Autant d’atouts au bénéfice d’une série oscillant constamment entre naturalisme et fantastique.

Hermann a su injecter suffisamment de matière dans cette saga pour offrir un univers homogène et d’une richesse éprouvée. En témoignent une poignée de personnages récurrents fort bien campés et ce contraste saisissant entre la dureté onirique des contrées nord-américaines et le tumulte chaotique de villes aspirant au renouvellement technologique. Cela fait maintenant depuis presque un demi-siècle que le multirécompensé « Sanglier des Ardennes » — surnom donné par Greg — nous invite dans cet univers post-atomique, où la rudesse des grands espaces et les décors magistraux le disputent aux amitiés viriles et autres cavalcades. Si l’univers hermanien de Jeremiah s’avère sombre, cynique et désenchanté, conforme en cela à notre chère (in)humanité, sa mise en couleurs étourdissante ne manque jamais de contrebalancer cette noirceur susmentionnée. Laquelle se voit combiner à une tonalité narrative grivoise figurant en cela un contrepoint des plus singuliers. Ingrédients salvateurs pour cette série d’anticipation qui laisse parfois un goût amer sur le devenir de notre espèce…