Soixante-dix ans après la parution du roman culte de George Orwell, désormais entré dans le domaine public, plusieurs éditeurs se sont attelés à l’adaptation en bande dessinée de 1984. En l’espace de deux mois, quatre adaptations de cette incontournable dystopie ont été publiées. Et c’est le cas notamment des éditions Soleil. Cet intérêt confirme — s’il en était besoin — toute la modernité du livre de l’auteur anglais.
Infos pratiques
1984
Derrien et Torregrossa
Éditions Soleil
Chronique réalisée par Lionel Gibert et Jean-Marc Saliou
HISTOIRE
1984. À Londres — territoire d’Océania —, Winston Smith est un employé du Parti extérieur. Travaillant pour le ministère de la Vérité, son rôle consiste à réviser l’Histoire, en s’efforçant d’être en accord avec l’idéologie du Parti. Ce système de pensée totalitaire baptisé « Angsoc » (ou socialisme à l’anglaise) n’est pas sans rappeler le stalinisme, le fascisme ou encore le nazisme sous de nombreux aspects. Cependant, Smith se remet de plus en plus en question, s’interrogeant sur son rôle dans la société où il vit, mais aussi sur ce monde divisé en trois grands blocs : Océania, Eurasia et Estasia, régimes totalitaires en perpétuel conflit les uns contre les autres et dont les propriétés s’avèrent fort comparables. Quelques pays résistent cependant, ce qui justifie des guerres sans fin. Et contrairement à l’ensemble de la population, Winston refuse d’adhérer à ces mensonges, réalisant que ses idées ne sont pas vraiment en accord avec celles du Parti. Smith se décide alors à écrire un journal, dans lequel il s’efforce de faire preuve d’objectivité. Tache d’autant plus risquée que le Parti surveille la population. Ainsi, grâce aux télécrans et à la police de la pensée — redoutable organisme de répression —, le Parti traque les traîtres et les efface de la mémoire du Peuple. Pas de doute : « BIG BROTHER IS WATCHING YOU » ! Susceptible d’être traqué par cet appareil coercitif, Smith préfère dissimuler ses véritables opinions aux yeux de ses collègues de travail.
De grandes « messes » et manifestations sont organisées pour glorifier la mémoire de Big Brother. Mais aussi avertir le peuple des dangers qui menacent de déstabiliser la société dans laquelle ils vivent. Ces ennemis frontaliers se nomment Estasia, Eurasia, ou cet homme du nom d’Emmanuel Goldstein, théoricien développant une autre vision du monde et s’opposant au régime. Ce personnage doit bien sûr être haï par le peuple, puisque chef supposé d’une fraternité visant à renverser le parti par tous les moyens, terrorisme inclus. Dans l’univers de 1984, tout sentiment est qui plus est interdit ; mais voici pourtant notre résistant attiré par Julia, jeune femme du commissariat aux romans, d’apparence particulièrement disciplinée et membre de la « Ligue anti-sexe des juniors ». Il s’en méfie, pensant que cette dernière est une espionne de la police de la pensée. Mais Winston Smith, après bien des hésitations, passe outre les interdits du Parti et saute le pas. C’est ainsi que tous deux transgressent les interdits en tombant amoureux l’un de l’autre, mais aussi en découvrant l’ouvrage d’Emmanuel Goldstein. Ils savent qu’ils seront pour ces raisons condamnés et que tôt ou tard ils devront payer le prix de toutes ces trahisons envers le Parti. Malgré tout, ensemble, ils vont tenter d’échapper à l’emprise du gouvernement et de Big Brother…
Lecture
Le scénariste Jean-Christophe Derrien respecte scrupuleusement l’œuvre d’Orwell. Il réussit à transposer l’essentiel du roman, très dense, dans une bande dessinée de 120 pages. Rendant le récit le plus captivant possible, il centre l’intrigue sur le personnage de Winston Smith et sur sa rencontre déterminante avec Julia. Il synthétise certains aspects du livre d’Orwell, sans doute pour le rendre plus attractif. Les extraits de journal du héros Winston constituent ainsi la trame linéaire du récit et permettent à l’ensemble de conserver une grande fluidité. Il y décrit aussi une société glaçante, sans humanité et où la délation est monnaie courante. L’omniprésence des télécrans et les drones qui survolent la ville sont autant d’éléments contribuant à renforcer suspicion et paranoïa. À l’image de Symes, l’un des collègues de Smith, ceux qui ne sont pas dans la norme sont appelés à disparaître mystérieusement, effacés. De même, tout sentiment, tout contact et toute relation intime sont bannis, la reproduction se faisant par insémination artificielle. Les dialogues font également ressortir cette sensation d’oppression et de méfiance. Derrien s’attache donc à respecter l’ambiance trouble, morne et grise du roman de George Orwell. Cette fidélité au récit d’origine s’explique également par la volonté de rendre un hommage appuyé à l’œuvre du maître, une œuvre ayant énormément marqué Derrien, tout comme nombre de lecteurs…
Au niveau de la narration graphique, Rémi Torregrossa adopte un style réaliste, précis et froid, lequel correspond bien au roman. Avec cette adaptation, ce dernier réussit le pari de développer un dessin plus intimiste, tout en demeurant accessible pour autant. C’est ainsi qu’il reconstitue avec justesse l’ambiance du livre, cette noirceur et cette grisaille qui émanaient du récit d’Orwell. Sa vision graphique de l’univers urbain de 1984 renforce le sentiment d’oppression et de paranoïa. Les rues plus ou moins désertées et le ciel lourd et gris contribuent à renforcer l’ambiance. L’usage du noir et blanc, ponctué de tramés gris se justifie parfaitement pour évoquer un univers morne et totalement déshumanisé. Régulièrement apparaît le visage scrutateur de Big Brother. Certaines scènes se déroulent sur un fond noir, comme en témoigne la première rencontre décisive avec Julia. Ces scènes renforcent la tension et le sentiment d’oppression subi par les personnages du récit. On peut cependant remarquer l’habile incursion de la couleur dans les scènes d’intimité entre Winston et Julia. Ces scènes parmi les moments les plus émouvants du récit contrastent radicalement avec l’ambiance glacée du reste de la composition. Ce remarquable basculement donne toute sa force au récit, faisant d’autant mieux ressortir l’envie irrépressible de liberté. En outre, lorsque nos personnages découvrent l’ouvrage de Goldstein, des couleurs réapparaissent de manière diffuse, comme pour symboliser l’espoir d’une autre vision du monde. De même, la mise en page est plus aérée, voire éclatée dans ces dernières scènes intimistes, contrairement aux scènes de réfectoire ou de bureau, qui, elles, sont plus resserrées et oppressantes. Torregrossa utilise parfois une mise en scène en gaufrier, notamment lorsqu’il décrit le travail de Winston Smith. Ce procédé académique s’avère parfaitement en adéquation avec le récit. Le dessin n’est pas sans rappeler celui de Chantal Montellier, dessinatrice à Métal Hurlant, auteure de bandes dessinées à la démarche personnelle et revendicatrice et dont le travail a parfois traité de dystopies. On pense plus particulièrement à l’album Wonder City paru en 1983 ou aux premières planches du remarquable Transperceneige de l’excellent artiste peintre Jean-Marc Rochette et du regretté Jacques Lob.
Cette adaptation réussie en bande dessinée de l’univers dystopique de 1984 nous permet de (re)découvrir le roman éponyme de George Orwell publié en 1949. Cette adaptation cosignée par Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa offrira au lecteur l’occasion de se questionner sur notre époque actuelle, où populistes et autres dictateurs usent et manipulent les réseaux sociaux afin d’asseoir leur vision du monde — Trump, Poutine, Xi Jinping ou Erdoğan pour les plus influents. Cette bande dessinée au regard de sa qualité et de sa vision simplifiée se montre plutôt réussie et donnera sans doute envie à bon nombre de lecteurs, jeunes et moins jeunes, de se replonger dans la lecture originale de cette œuvre culte et visionnaire. Le lecteur nous pardonnera ce poncif selon lequel cette dernière conserve bien fâcheusement toute sa modernité et sa véracité à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux. Plus que jamais…
Vidéos
1984. La bande-annonce de la BD. Éditions Soleil.
George Orwell au présent. France Culture.