Terra Ignota est l’une de ces sagas qui ne sauraient laisser aucun lecteur indifférent. Illisible et roboratif pour certains d’entre eux, magistral et dantesque pour les autres, son approche n’en demeure pas moins pour tous des plus exigeantes. L’œuvre d’Ada Palmer revisite certains enjeux de nos territoires avec une maestria qui fera date dans le landerneau de nos littératures. Les États-nations ne sont plus depuis quatre siècles, conceptions dépassées, synonymes de nationalismes et de guerres fratricides, remplacés par un système de Ruches dont l’équilibre politique est supposé garantir paix et prospérité à tous. Mais certains vieux démons semblent vouloir resurgir du passé. C’est sur cette prémisse que l’auteure nous offre des pages remarquables d’une utopie qui se révélera au fil du récit de plus en plus contrariée. Œuvre magistrale que les éditions Le Bélial’ ont eu le bon goût de traduire pour notre hexagone.
Infos pratiques
Tétralogie Terra Ignota
Ada Palmer
Éditions Le Bélial’
Chronique réalisée par Franck Brénugat
Utopie contrariée
Terre / Années 2454-2456
Politique Fiction
HISTOIRE
Milieu du troisième millénaire. Les États-nations ne sont plus. Des guerres ô combien ravageuses ont mis fin à ces structures politiques, jugées responsables des hostilités entre les hommes. Au terme de ces conflits meurtriers s’opère un basculement vers un nouveau système politique prenant appui non plus sur des Nations, mais sur des Ruches. Ce basculement, appelé Mutka, offre depuis quatre siècles à l’humanité une paix retrouvée, concluant une histoire faite de tourments, de ressentiments, d’antagonismes qu’accompagnent leurs lots habituels de souffrances et de douleurs. Au nombre de sept, ces dernières sont disséminées partout sur le globe, solides maillons faisant barrage à toute velléité de domination d’une Ruche sur une autre. Les Gordiens, Les Humanistes, les Cousins, les Maçons, les Mitsubishi, les Brillistes et les Européens constituent ainsi ce Nouvel Ordre Mondial. Le spectacle de cette nouvelle histoire, utopie tant convoitée depuis les premiers philosophes, laisse supposer que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. En apparence seulement… Certaines enquêtes viennent de mettre au jour la probable nature délibérément meurtrière de certains accidents de circulation. Elles nous apprennent que loin d’être de simples et malheureuses contingences circulatoires, ces morts auraient été sciemment prononcées par une organisation paramilitaire portant le nom d’O.S. Cette orchestration criminelle aurait été jugée nécessaire pour le maintien de l’équilibre entre les différentes Ruches selon les accusés. Une explication qui ne saurait toutefois satisfaire certaines d’entre elles. Et l’impensable de poindre à nouveau le bout de son nez : la guerre… Une guerre que tous redoutent, mais que tous supposent néanmoins inévitable. Alors que les conflits entre Ruches gagnent en intensité, ces dernières se révèlent incapables d’en saisir véritablement les contours et les modalités. Comment mener bataille, avec quels outils, quelle préparation et quelles modalités surtout afin d’éviter un cataclysme dont l’humanité ne saurait se relever ? C’est ainsi que le jeune enfant Bridger, conçu miraculeusement et capable de rendre les jouets réels, parvient à faire revenir à la vie un certain Achille, celui de l’Iliade. La résurrection de ce vétéran expérimenté pourra ainsi offrir à certains belligérants ses conseils avisés sur l’art de gagner une guerre. Et cette dernière d’être menée, dans un chaos des plus indescriptibles, entre deux factions rivales, l’une souhaitant maintenir au pouvoir les Ruches et l’autre souhaitant a contrario proposer un Nouvel Ordre Mondial, un nouveau Léviathan. Dans l’hypothèse d’une victoire des seconds, il conviendra de reconsidérer le rôle des premières, afin que celles-ci ne puissent à nouveau entrer en compétition. Exercice d’autant plus difficile, que là où les anciens États pouvaient jouer de leur frontière naturelle dans leur guerre, les Ruches ne sauraient jouir d’un tel avantage, tout entières dispersées sur les cinq continents. Se défiant de toute frontière, l’embrasement ne saurait dès lors être circonscrit, répandant ses laves de fureur sur l’ensemble du globe. Nées de l’abolition des frontières, les Ruches ne semblent pas devoir tenir leurs promesses d’utopie tant convoitée. Il est vrai que leur jeune âge — quelque quatre siècles au compteur — ne joue guère en leur faveur, au regard de la longévité des anciennes formes de gouvernement. Sauront-elles toutefois se montrer un rempart suffisant afin de prétendre poursuivre leur œuvre de stabilité et de pacification ou sont-elles condamnées à rejoindre, comme tant d’autres formes de gouvernement avant elles, les limbes de l’histoire ? Vers quelle forme de gouvernance se tourner en vue de garantir la continuité et l’émancipation de notre commune humanité ? Autant d’interrogations et d’incertitudes que marque cette nouvelle dialectique de l’histoire des hommes. Dont les passions ne cessent d’être le moteur…
THÉMATIQUE
Étonnante et fascinante approche que celle proposée par Ada Palmer sur le registre du pouvoir et des façons de l’orchestrer. Au sortir d’une Troisième Guerre mondiale des plus dévastatrices, les États se sont effacés au profit d’une nouvelle forme de gouvernement répondant au nom de Ruches. Voilà maintenant près de trois siècles que celles-ci ont réussi à imposer une paix durable et bienvenue. Cet arrêt de mort des nations géographiques, connu sous le nom de Grande Renonciation, s’est opéré par la fusion de groupes multiples et très divers, qui peu à peu, se sont entredévorés, ne laissant dans leur lutte darwinienne que les conglomérats les plus efficients, au nombre d’une dizaine. Il est vrai que derrière les États-nations se profile bien trop souvent la Bête, référence aux dérives mortifères supposément intrinsèques de tout nationalisme. L’Histoire ne saurait leur donner tort… À cette passion identitaire, se rajoute l’aveuglement marmoréen des États eux-mêmes, comme le clame Nietzsche au travers de cette célèbre diatribe issue d’Ainsi parlait Zarathoustra : « L’État est le plus froid des monstres froids : il ment froidement ; et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : “Moi l’État, je suis le peuple” ». Les Ruches se sont dès lors évertuées à rendre impossible toute guerre et tout conflit, et ce, en essaimant leurs particularismes et leurs lois sur l’ensemble des continents. Seul véritable rempart contre toute forme de velléité de contrôle d’une région sur une autre. « Il existe quantité de précédents, si nous fouillons les lois et les dossiers judiciaires des États-nations d’autrefois. Traités internationaux, chartes, conventions, codes de conduite, d’honneur, de chevalerie, manuels de gestion des affaires publiques, procès du passé. Ces choses n’ont rien à faire dans cette salle. Nous sommes des Ruches, aux membres perpétuellement changeants, unis de leur propre volonté dans une idéologie partagée. Le lieu serait mal choisi pour des concepts géographiques tels que la patrie, le statut d’étranger ou de sujet, la citoyenneté, la nation, le patrimoine, le droit de naissance, la dette de naissance ou de territoire, ainsi que pour la langue ou la pensée qui privilégient les Ruches dotées en arrière-plan de nations géographiques. Vous ne trouverez pas dans toute l’épopée géographique un cas qui traite de la justesse de l’assassinat commis sur ordre d’un gouvernement sans reposer sur plusieurs de ces concepts. Nous sommes des Ruches. Nous n’importerons pas dans cette réelle terra ignota les vieilleries que nous avons laissées derrière nous en créant un âge plus proche de la perfection. » (T3) Un tel système se montre en revanche d’une rare complexité, chaque Ruche se voyant attribuer des règles bien spécifiques, auxquelles se rajoutent les lois des hors-Ruche de droit noir, de droit gris et de droit blanc. Mais lesdites vieilleries en question n’entendent pas finir dans les poubelles de l’histoire aussi facilement. Faut-il voir dans l’effondrement des Ruches justement cette nécessité hégélienne qui pousse sans cesse les hommes à progresser en se situant toujours dans une logique du devenir ? Faut-il pressentir dans le récit palmérien de l’histoire un principe d’intelligibilité, d’unification et de simplification à la multitude des événements qui s’offrent à nous, faisant advenir une histoire de plus en plus rationnelle et pacifiée ? Ou au contraire, le refus d’une direction de l’histoire dont la signification serait perdue ? Les protagonistes s’interrogent sur le sens à donner à cette nouvelle ère qui se profile : continuité ou rupture ? La prolongation des Ruches viendrait mécaniquement consolider l’idée d’une uniformisation, oblitérant toute identité, toute singularité, toute culture. Appartenir à la Terre, n’est-ce pas justement vouloir l’habiter dans toutes ses différences ? Ne s’agit-il pas de rendre au monde sa beauté et sa diversité, à commencer par la diversité des peuples et des cultures ? Voilà les questionnements auxquels nous convie le très métaphysique récit palmérien, dont la justesse de ton n’est jamais prise en défaut.
NARRATION
« Tout lecteur ayant vibré avec les intrigues complexes du cycle de Dune de Frank Herbert appréciera l’effort mental et émotionnel offert par Terra Ignota », nous renseigne le bandereau promotionnel du troisième tome, au dire de la revue Locus. Effort mental, assurément, au regard de la construction dense et complexe du récit palmérien, d’une rare intelligence. Effort émotionnel, sous toutes réserves en revanche, tant certains personnages apparaissant davantage comme des faire-valoir, le lien unifiant le lecteur aux nombreux protagonistes se montrant quelque peu distendu, exception faite du principal intéressé, Mycroft Canner, jouissant d’une densité psychologique affirmée. Terra Ignota est une œuvre qui ne se laisse guère apprivoisée, il est vrai, tant sa lecture se mérite. Cette exigence, laquelle nécessite disponibilité et disposition de la part du lecteur, s’avère de bon augure dans notre paysage éditorial, trop souvent enclin à la facilité, mais d’aucuns passeront leur chemin dès les premiers chapitres. Nous ne saurions les en blâmer. Aux antipodes du pensum, voire du brouet (sic !) comme ont pu en témoigner quelques critiques manifestement chafouins, l’œuvre ne s’expose pas moins à certains écueils, que d’aucuns jugeront rédhibitoires. Citons, pêle-mêle : une absence d’exposition des enjeux, des points de vue narratifs s’enchevêtrant constamment, un nombre de protagonistes pléthorique, un usage parfois abusif de néologismes, de didascalies, de locutions latines, de citations en langue étrangère — et pas toujours traduites —, avec lesquels il faut compter une narration genrée, une orthographe emprunte à la Renaissance, et autres préciosités. Autant de singularités, justifiées pour les unes, moins pour les autres, achevant de complexifier une histoire suffisamment tortueuse… Fort heureusement, le récit se déroule pour l’essentiel sous la houlette de Mycroft Canner, le Chroniqueur des Événements, connu sous le nom de Servant ou de huitième Anonyme, et celle de son apprenti, ou Servant, neuvième Anonyme ; ces derniers entretenant avec le lecteur une connivence certaine. Choix singulier et pertinent, tant leurs interventions se montrent souvent éclairantes pour nous autres lecteurs, sollicitant notre entendement sur quelques problématiques existentielles. Une fois ces réserves entendues, l’œuvre palmérienne brille suffisamment par ses qualités pour prétendre longtemps résonner dans le landerneau de la science-fiction, au côté d’œuvres aussi emblématiques que Dune ou Hypérion. Il conviendra naturellement et par ailleurs de souligner ici le prodigieux travail d’orfèvre orchestré par la traductrice Michelle Charrier. L’œuvre est ambitieuse — on l’aura compris — mais possède l’avantage de jouir d’un déroulé narratif aussi savant qu’intelligent. Les nombreuses strates de lecture sont savamment mises en jeu par l’auteure, laquelle maîtrise parfaitement les tenants et aboutissants de son récit pour faire tenir ce dernier sans trop de heurts sur les quelque 2 880 pages que comptabilise la tétralogie. Terra Ignota déroule un mille-feuille narratif complexe d’une grande cohésion. Performance soulignée par l’intéressée elle-même dans sa postface : « En cette année où nous sommes tous épuisés par l’apocalypse qu’est la vie réelle, je ne pouvais pas être plus fière de voir tant de personnes accueillir et célébrer Terra Ignota, prouvant ainsi notre volonté de continuer à lire des livres difficiles et inconfortables, des récits d’avenirs imparfaits et d’échecs, des livres dans lesquels la politique, la violence, le genre, la religion et d’autres désordres suscitant la crispation aujourd’hui seront toujours des désordres suscitant la crispation dans quatre siècles, des livres qui nous feront affronter le fait que nous travaillerons toujours dur pour façonner un avenir meilleur à ce moment-là, à l’instar d’aujourd’hui. » (T5) Nourrie aux problématiques de Hobbes, Rousseau ou Voltaire, Ada Palmer convoque en nous notre humanisme, à l’instar du siècle des Lumières invoquant nos humanités.
Lecture
Pour une première incursion de l’auteure dans le domaine de l’écriture, force est de constater que cette dernière nous offre une fort belle leçon, pour une performance des plus singulières. Certains y verront justement une simple performance, loin de nous délivrer tous les attendus d’une intrigue au déroulé plus consensuel. Les autres y verront une bien singulière part de risque éditorial, qu’il convient de saluer, emportant le lecteur loin des sentiers battus. Comparer toutefois Terra Ignota au Jérusalem d’Alan Moore, tout aussi dense et protéiforme, peut paraître quelque peu audacieux au regard de l’extrême lisibilité du second. Si rien ne saurait être retranché à ce dernier, quelques coupes généreuses pour le premier n’auraient en rien nui à ses incontestables qualités, bien au contraire. Parmi ces dernières, signalons d’emblée la dimension utopique du projet, salvateur par ses temps d’âge sombre, où moult dystopies se concurrencent le terrain de jeu de nos littératures depuis quelques décennies déjà, époque anxiogène oblige. Avec un bonheur trop inégal qui plus est. Si les dystopies semblent avoir épuisé les thématiques depuis fort longtemps déjà, le champ utopique reste en revanche à défricher. En espérant que la science-fiction sache occuper ce nouveau terrain de jeu, pour alors quasi vierge. Alternative oblige. Là où brille notre auteure, c’est justement dans sa capacité à interroger cette utopie, tantôt pour la rendre plus manifeste encore, tantôt pour mettre en lumière ses limites. Les questionnements éthiques, sociétaux et politiques dont elle fait preuve se montrent des plus exigeants et séduisants. Ava Palmer nous interroge ainsi sur notre relation au genre, à l’identité religieuse, au communautarisme et à notre histoire. Concernant la première, Palmer a le bon goût de ne point nous enrégimenter dans la sempiternelle logorrhée wokiste, véhiculée par une nouvelle Inquisition au discours promotionnel malaisant — bien triste héritage de l’oncle Sam… Questions pertinentes et dont les réponses ne se montrent fort heureusement jamais complaisantes ni édifiantes. Performance d’autant plus rare que notre littérature science-fictive se montre de plus en plus castratrice, usant et abusant d’une moraline épuisée jusqu’à la corde, conforme en ce sens aux attentes d’une société qui ne cesse de se replier derrière toutes formes de communautarismes — autre héritage de l’oncle Sam… Ada Palmer déclare aimer une science-fiction résolument spéculative, dont la dimension intellectuelle et protéiforme se révèle à la hauteur des questionnements qu’elle pose. Terra Ignota constitue en ce sens et sans l’ombre d’un doute un formidable terrain de jeu réflexif et introspectif, où la métaphysique le dispute au politique. Remarquable réflexion sur la fin de l’Histoire, au sens hégélien du terme, voire marxiste, le cycle palmérien nous interroge sur le sens que nous souhaitons donner à notre Histoire, sens compris comme direction et signification. Les Ruches semblaient représenter un équivalent à l’Esprit Absolu hégélien, par leur subtile addition de nos valeurs actuelles et celles des Lumières. Toutefois, les dernières pages du récit palmérien invitent à penser qu’il semble difficile, sinon impossible de s’affranchir des scories de l’histoire. L’homme ne saurait se confondre avec cet être apatride, tant vanté par certains courants intellectuels contemporains, tout entier perdu dans une société liquide, sans la moindre aspérité ni histoire avec lesquelles composer. « Paix impossible, guerre improbable », nous enseigne le penseur et politologue Raymond Aron. C’est avec cette bien encombrante antinomie que l’humanité du XXVe siècle devra composer afin de s’extraire au mieux des pentes glissantes de l’Histoire. Tout comme nous, hommes du XXIe siècle, dont la fin de l’Histoire ne semble pas près de s’achever…
Vidéos
Ada Palmer. Terra Ignota. Volume 1. librairie mollat.
Utopiales 2019. Interview d’Ada Palmer pour Actusf. ActusfSite.