Pierre Bordage nous livre une nouvelle saga dont il a le secret : L’Enjomineur. Une aventure épique teintée de surnaturel se déroulant durant les années de la Terreur, triste épilogue de Révolution française de 1789. Comme à son habitude, il y mêle les destins de gens ordinaires dont les chemins ne manqueront pas de se croiser. Notre auteur connaît bien son affaire, puisqu’une part importante du récit se situe en Vendée, lieu de naissance et de jeunesse de Bordage. Ce dernier nous offre un récit, emprunt d’une prose toujours aussi alerte, au service d’une intrigue efficace et de personnages aux contours bien ciselés. Une trilogie hautement recommandable, disponible aux éditions L’Atalante.
Infos pratiques
L’Enjomineur
Pierre Bordage
Éditions L’Atalante
Chronique réalisée par Frank Brénugat
Thriller fantastique
Paris, Nantes et la Vendée / Années de la Terreur 1792-1794
Historique
HISTOIRE
Cornuaud, après avoir passé deux années sur un négrier, décide de retourner au pays, à Nantes, capitale négrière du Royaume de France. Mais il ne revient nullement indemne de cette épopée africaine puisque le voilà enjominé par une sorcière vaudou, suite à un viol commis sur une captive à la peau d’ébène. Hanté par cette malédiction, il erre dans un royaume qui semble manifestement vivre ses dernières heures. Car la colère gronde sur la capitale. Les révolutionnaires s’agitent et aiguisent leurs armes afin de réclamer le sang d’une Noblesse et d’un Clergé qui s’arc-boutent sur leurs privilèges. La Terreur se profile. Et Paris de nous dévoiler les sombres machinations qui œuvrent au renversement de la Royauté sous l’impulsion de la sectaire et très mystique assemblée de Mithra dont les agissements tenus secrets inquiètent plus d’un. Tandis que Cornuaud se débat contre ses démons qui se font chaque fois plus insistants, nous découvrons en parallèle les péripéties d’Émile, jeune paysan, dont on dit qu’il serait le fils d’une fée. Se refusant à croire en de telles chimères, il quitte le prêtre qui l’a recueilli et élevé afin de s’engager comme saisonnier dans une ferme de la plaine de Luçon, dans le bocage vendéen. Mais le monde numineux des fées se manifeste à lui. Mélusine lui révèle le destin qui est le sien et la mission dont il devra impérativement s’acquitter. Car on dit de lui qu’il est l’Atar de la fin des temps, le roi des rois dont la venue est attendue par le petit peuple. Les derniers jours de ce dernier sont dorénavant comptés face au nouvel ordre séculier qui s’impose au monde dans ce chaos de violence et de folies meurtrières. Les nouvelles valeurs de la sainte raison semblent manifestement promises à un bel avenir tandis que se meurent celles du monde invisible. Alors Émile s’engage en faveur de ce dernier, abandonnant toute logique et toute rationalité afin de combattre plus efficacement des forces obscures dont les finalités lui apparaissent tout autant nébuleuses. Ce combat le mènera au cœur même de la Révolution, dans les caves ténébreuses de la capitale où s’exerce le pouvoir inquiétant du grand prêtre de Mithra. Si Émile côtoie les forces métaphysiques du petit peuple, Cornuaud, en revanche, ne cesse de faire le douloureux apprentissage des dures lois de la nature, se voyant malmené, au gré de ses engagements, tantôt par les révolutionnaires, tantôt par les royalistes. Si Émile se bat en accordant une foi de plus en plus appuyée à son combat, Cornuaud semble davantage spectateur qu’acteur des événements, lesquels le conduisent d’un terrain de souffrance à un autre. Emprisonné à la Conciergerie, il échappe au couperet de la guillotine pour se réfugier à Nantes où Carrier fait de la Loire la “baignoire nationale” de la répression jacobine. Il découvre un grand Ouest en proie au tumulte meurtrier, à la folie sanguinaire qui s’est emparée des Révolutionnaires. Il œuvre afin de survivre, tantôt aux batailles que livrent les ennemis de la Bastille, tantôt à ses propres démons, lesquels ne cessent de lui rappeler sa triste condition d’ancien négrier. Concernant les premières, il lui faut simplement assurer sa survie physique, mais concernant ces derniers, la sauvegarde de sa personne physique ne saurait suffire pour le délivrer de sa possession. Combattre pour la sauvegarde de son âme et de sa santé mentale s’avère autrement plus pénible que déjouer les coups d’un ennemi bien physique et clairement identifié. Trois années de complots, de batailles, de souffrances auront offert à nos deux protagonistes un visage bien différent de ce qu’ils étaient avant que ne s’ouvre le théâtre de la Révolution. Ces deux destins ne manqueront pas de se croiser, comme de coutume dans l’œuvre bordagienne. Car c’est bien à la croisée des chemins que se tissent les destins des hommes et de l’Univers lui-même. Une confrontation inévitable semble se profiler. L’un comme l’autre mèneront une lutte finale qui se jouera sur le terrain de l’invisible, le premier pour assurer la délivrance de son âme, et le second pour la sauvegarde du monde invisible lui-même.
THÉMATIQUE
Derrière ce combat que mènent Cornuaud et Émile se retrouve celui qui oppose les forces ancestrales du petit peuple, emprunt de magie et de merveilleux, en opposition aux forces montantes du rationalisme du Siècle des Lumières. Car l’esprit de Voltaire et de Diderot s’emploie à mettre fin à toutes nos croyances et superstitions. Nous entrons dans une nouvelle ère, celle de la raison éclairée. Déjà, les Grecs, avec Socrate, Platon et Aristote ont fait le deuil du Muthos pour lui substituer celui du Logos, de la raison, de la logique. Il est temps de se débarrasser de cet esprit mystique qui nous interdit de percevoir le monde tel qu’il est véritablement. Si les mythes sont bien conservés dans la pensée grecque, ils le sont pour la sauvegarde du folklore, indispensable à toute bonne cohésion sociale, et nous savons combien la notion de citoyenneté est une valeur incontournable du monde grec. Et pourtant, les sages ont condamné Socrate à boire la ciguë faute de s’être rétracté des accusations qui pesaient sur lui. Ce philosophe de la raison est en effet accusé d’avoir perverti la jeunesse et de ne plus accorder foi dans les divinités établies du panthéon grec. Bien qu’il s’en défende, il préfère la vérité et la mort plutôt que la vie et le reniement. Difficile accouchement de la philosophie, laquelle prend acte dans le meurtre du fondateur du Logos. D’autres œuvreront à ce désenchantement du monde, Descartes, Fichte, Kant, Marx et Freud plus récemment. Et c’est à ce désenchantement du monde auquel nous convie Bordage. Le monde païen, féérique du petit peuple, qui œuvra en retrait de la religion officielle chrétienne, semble bien vivre ses derniers jours face à la montée d’une société qui aspire à se débarrasser du fardeau ancestral de la Noblesse et des bigots qui sillonnent son parcours. La nouvelle société promise par les sans-culottes promet liberté et richesse à tous. Une utopie dont les promesses sonnent douces aux oreilles d’un tiers état qui ne cesse de subir les affres d’une misère toujours plus insupportable entre les famines, les maladies et l’incompréhension d’une Noblesse bien ignorante des misères de son peuple. Cette nouvelle Utopia qui se dessine dans les pages de L’Enjomineur nous offre une toile révolutionnaire, mais peinte sur le vernis du fantastique. En effet, les forces tapies de la féérie sont toujours là, attendant leur heure pour se manifester à l’homme de raison. Farfadets et filles des eaux sont toujours parmi nous. Et leur déploiement à ceux qui s’avèrent dignes de les recevoir constitue toujours un moment d’étrangeté et de fascination que Bordage transcrit avec une réelle émotion. Ainsi la description de Mélusine apparaît-elle dans tout le charme, la délicatesse et la féérie que le lecteur est en droit d’attendre d’un tel conte. Bordage fait appel à notre inconscient collectif pour jouer cette partition. Un monde enivrant, secret, coloré, aérien s’offre ainsi à nous. Si le monde invisible redevient pour quelque temps visible aux hommes, c’est dans l’intention d’affronter d’autres forces plus souterraines, plus sombres. Le monde caché de la féérie essaye de conserver une cohérence entre toutes les forces naturelles qui font notre univers. Un équilibre bien difficile à maintenir dans une société qui aspire à faire définitivement le deuil de toute métaphysique, de tout surnaturel. Déjà, l’esprit de la Chrétienté avait bien mis à mal le monde païen ; mais en pleine Terreur, c’est tout l’esprit de nos croyances qui est menacé. Et Bordage de nous rappeler cette lumière que nous croyions perdue à jamais. Une thématique qui n’est pas sans rappeler celle que développe son ami et écrivain Jean-Marc Ligny dans son excellent La Mort peut danser. Du monde mythologique présocratique à la raison socratique, nous voilà ainsi entrés dans l’ère du rationalisme du Siècle des Lumières. Mais c’est sans compter paradoxalement avec un autre esprit athée des temps modernes : Nietzsche, pour lequel « même l’esprit le plus rationnel a besoin d’irrationnel ». Tendez l’oreille : le chant du monde est encore toujours perceptible derrière le brouhaha de notre modernité…
NARRATION
Comme souvent chez Bordage, le lecteur est invité à suivre parallèlement plusieurs personnages, ici en l’occurrence deux : Cornuaud et Émile. Et comme toujours chez le même Bordage, ces mêmes protagonistes finissent en fin de lecture par se rencontrer afin d’offrir le dénouement attendu. L’aptitude de l’auteur à dresser des portraits détaillés se retrouve ici comme ailleurs, et c’est avec une sincère émotion que nous suivons les péripéties des uns et des autres. Si nous pouvons parfois regretter dans certains textes une inclination à l’angélisme dans la mise en perspective de l’histoire, ici, Bordage nous fait l’économie d’un tel scénario. Lecture cohérente et équilibrée, eu égard au contexte particulier de cette romance. Nous sommes bien au cœur des années sombres de la Terreur, et Bordage prend soin de bien “maltraiter” certains de ses personnages. Car les têtes tombent, et pas seulement sous l’impulsion de la guillotine ! Certains personnages passent et trépassent tout aussi rapidement qu’ils apparaissent au lecteur. Nous assistons ainsi à une hécatombe presque comparable à celle de La Trilogie des prophéties. Un réalisme qui ne dépareille nullement dans un contexte historique aussi sombre que celui que traversa la France des années 1792 à 1794. Mais là où la force du roman bordagien prend véritablement acte, c’est dans son souci habituel de construire un univers particulièrement fouillé où aucun détail, qu’il soit linguistique, historique ou folklorique n’est épargné. Bordage est un formidable conteur —faut-il encore le rappeler ? — dont l’amour de la langue transpire à chaque page. À cette maîtrise de la langue française, se rajoute le remarquable travail d’érudition concernant le parler patois de la région vendéenne où se déroule une partie de l’intrigue. Un travail probablement facilité pour notre écrivain d’origine vendéenne, certes, mais assurément profitable. Une trilogie qui mélange habilement l’ethnographie, l’histoire et le fantastique ou plus justement la fantasy, car c’est bien du petit peuple dont il s’agit ici. L’ambiance de l’intrigue repose d’ailleurs davantage sur des éléments qui relèvent du merveilleux que ceux du pur fantastique. Non pas tant par la nature même des êtres de merveille qui hantent son univers que par l’enchantement que ceux-ci dégagent. Mais cette fantasy marque également son empreinte du côté obscur, puisque l’intrigue fait la part belle aux sorcelleries et autres sociétés ésotériques. Nous flirtons même avec la démonologie parfois, et le lecteur curieux ne manquera pas de se renseigner sur la dimension historique et fantasmée du culte de Mithra. Finalement, nous ne sortons guère des sentiers maintes fois battus où s’affrontent forces positives et négatives. Seulement, ici, le cadre est pour une fois atypique et la générosité de la narration joue en faveur d’une histoire dont la dialectique est éprouvée. Ce qui surprend le plus dans cette narration, c’est la transparence avec laquelle apparaissent les éléments surnaturels. Aucune intrusion maladroite concernant l’irruption du surnaturel dans le cadre naturel et policé de notre bon vieil univers fini et rationnel. La magie opère au sens premier du terme et nous enchante avec grâce et subtilité. Mais elle apparaît secondaire par rapport au cadre proprement réaliste et historique de l’intrigue. N’oublions pas en effet que les myriades d’êtres issus du peuple invisible œuvrent toujours de façon opaque, bien éloignées du monde des hommes. Là est leur force et leur salut par ailleurs. Le merveilleux et le fantastique ne constituent pas le cadre principal de la narration, ils en sont plus simplement les arrières-mondes. C’est donc en coulisse que se joue le dernier acte, à l’abri de spectateurs peu familiarisés avec l’étrangeté du monde invisible.
Lecture
Le monde des fées, des lutins, des naïades et autres farfadets n’est plus. Place au progrès, au rationalisme, au matérialisme, au socialisme athée. Il nous faut un homme nouveau, débarrassé de ses ancestrales scories, un homme libre, indépendant, autonome, moderne en somme. Certes, les années de la Terreur ne plaident guère en faveur de l’homme nouveau dont on se surprendrait à rêver. L’enfantement de ce dernier s’est fait dans la douleur. Et nous en portons encore les stigmates aujourd’hui. Ô combien les nations européennes d’alors nous enviaient notre révolution, avec l’espoir que celle-ci vienne à son tour les visiter. Elle fut pourtant boudée par les cours européennes inquiètes et échoua par conséquent à s’exporter. Et pourtant, en ce début de troisième millénaire, la France laïque demeure toujours une incontournable référence, parfois enviée, parfois décriée, bien que de plus en plus malmenée. Référence pour certains, simple cas d’école ou curiosité pour les autres. Loin de nous la tentation de faire ici l’apologie ou la dénonciation de la Révolution française et du Siècle des Lumières, avec son cortège d’espoirs et de progrès, mais aussi d’errances et de frustrations. Nous renvoyons chacun à sa conscience et à ses interrogations, tiraillés que nous pouvons être entre la naissance des Lumières et ses humanités et entre l’abandon de l’Ancien Monde et son cortège de traditions et de cultures. Nous avons certes hérité d’un monde porteur des valeurs d’universalisme, de fraternité, de liberté voire d’équité, mais nous avons conséquemment abandonné la grande partie de notre identité, de notre culture, voire de notre droit à la différence. Avec la Révolution, nous avons gagné le citoyen, mais perdu la personne. Identité, différence, culture, patrimoine, régionalisme ne cessent de demeurer tabous dans une société chahutée entre le libéralisme de l’individu et le socialisme du citoyen. Nous cessons d’être hommes dès lors que nous œuvrons au bénéfice d’une citoyenneté forcée et artificielle, fût-elle de droite ou de gauche. Les fascismes et les socialismes n’ont pas manqué d’œuvrer à la perte de cette humanité. Les livres d’histoire sont pleins de cet abandon. Et nos héros bordagiens sont eux aussi confrontés aux mêmes interrogations existentielles. Entre le monde de la tradition rurale et son lot de valeurs et de devoirs et le monde moderne naissant et son lot de possibilités et de nouvelles souffrances, il leur faudra bien choisir. Même si l’histoire, elle, a déjà choisi. Bordage use ici de tout son talent de conteur pour nous faire saisir cette rupture qui s’opère sur le théâtre national. Bien informé de son histoire de France et notamment de son histoire régionale, la Vendée, il fait de son cadre historique un personnage à part entière. Les différents lieux que traversent les protagonistes prennent vie sous sa plume. Prennent vie également toute cette faune et cette magie du monde invisible, lequel monde partage son univers avec le nôtre, bien historique et rationnel celui-ci. Les batailles bordagiennes se livrent autant sur le plan historique, terrestre, que sur le plan métaphysique, numineux. Et si l’histoire nous enseigne bien que seules les batailles séculaires ont le droit de chapitre dans nos livres éponymes, Bordage nous invite à remarquer que d’autres batailles ont été livrées dans le monde invisible. Et si l’histoire de France a fait le pari d’une société sécularisée, laïcisée, l’Émile de Bordage ravive notre inconscient collectif en laissant certaines portes entrebâillées vers l’au-delà. Et de reprendre paresseusement la dernière de couverture du troisième tome : « Mélusine ? “L’esprit du mal change en haine la souffrance des hommes, il les dresse les uns contre les autres.” Pierre Bordage clôt ici magistralement sa fantasy des années noires de la Révolution, dans le feu et le sang. Mais aussi “dans les chemins creux étroits veillés par les genêts touffus”, dans “ce pays obscur et grave de son enfance”. En fin de compte, l’enjomineur est ce pays. »
Vidéos
Entretien avec Pierre Bordage. Université Bordeaux Montaigne.
Éditions l’Atalante. Les Scop.