Après nous être perdus dans les méandres de L’Autre Ville — Prix européen des Utopiales 2015 — Michal Ajvaz nous invite à un tout autre voyage — bien que présentant moult similitudes — au travers de la découverte d’une île de l’Atlantique. Publié aux éditions Mirobole, L’Âge d’or est un voyage des plus singuliers dans lequel nous faisons la connaissance d’insulaires aux us et coutumes non moins singuliers… Bienvenue en Utopie.
Infos pratiques
L’Âge d’or
Michal Ajvaz
Éditions Mirobole Éditions
Chronique réalisée par Frank Brénugat
HISTOIRE
Un îlot sans nom et non cartographié, d’une vingtaine de kilomètres de diamètre, perdu dans l’océan Atlantique entre les îles cap-verdiennes et les Canaries sur le tropique du Cancer. Des autochtones aux us et coutumes des plus singuliers, habités par une quotidienneté à nulle autre pareille, où bruissements, odeurs et lumières mouvantes abreuvent sans fin les lieux, où l’investiture du roi relève davantage de la gageure que des honneurs, où la grammaire des insulaires semble défier tout entendement, où le pourrissement des aliments est élevé en art culinaire, où de simples tâches font l’objet de réflexions métaphysiques sans fin, où la notion de propriété sexuelle n’existe pas, où le seul ouvrage existant est en perpétuelle réécriture, où l’absurde le dispute finalement à la poésie.
Le narrateur, ancien explorateur de cette île fantasque, revisite en imagination ses quelques années passées en ces lieux afin de nous faire partager toute l’extravagance du quotidien de ses habitants. Un voyage qui commence sous les bruissements et les lumières que les autochtones ont apprivoisés et élevés au rang d’art, lesquels n’hésitent pas pour satisfaire leur désir d’esthétisme sonore à faire dériver les cours d’eau pour entendre le chant de leur ruissellement se perdre dans leur maisonnée. On y découvre une population dont la seule activité économique concerne l’extraction de pierres précieuses, rétive qu’elle est à toute autre forme d’activité productrice. Une population qui n’a jamais guerroyé contre la moindre invasion, se montrant en cela toujours docile face à l’envahisseur et qui, paradoxalement, a toujours su décourager les tentatives colonisatrices par une assimilation rendue justement impossible, eu égard à des pratiques insulaires ne laissant aucune prise possible aux apprentis colons.
Peu à peu, le narrateur-explorateur abandonne les us et coutumes des insulaires pour nous faire découvrir une autre facette culturelle des plus déroutantes : l’existence du seul ouvrage disponible sur l’île, le Livre insulaire. Mais pas n’importe quel livre, un livre-univers qui condense passé et présent — et potentiellement le futur — des insulaires mais aussi des personnages fictifs issus de leur imagination débridée. Un livre-monde qui vole de digression en digression jusqu’à en perdre son lecteur. Un livre-monde que se passe chaque citoyen et dont celui-ci peut à sa guise arracher les pages, en écrire d’autres, en transformer les mots, en poursuivre le récit. Un livre accordéon dont le prochain lecteur pourra à son tour en modifier les contours. Un livre monde où les récits finissent par ne plus laisser que d’infimes traces de leur existence jusqu’à leur effacement complet… jusqu’à la prochaine fois… Et aux lecteurs que nous sommes d’apporter notre contribution à cet édifice digne de Sisyphe…
Lecture
Étrange voyage une fois de plus que celui que nous propose Michal Ajvaz. Pour ceux que la littérature d’imaginaire n’offre plus grand-chose d’enivrant, pour ceux qui auraient perdu en chemin le sense of wonder, voilà un ouvrage dont la singularité ne manquera pas de rabibocher ces quelques lecteurs désabusés. Principe de précaution à prendre en considération toutefois : arpenter les chemins sinueux de L’Âge d’or se mérite ! Sa lecture se situe aux antipodes de la facilité et des sentiers maintes fois empruntés. On vous aura prévenus…
Les chemins empruntés par Michal Ajvaz ont en effet de quoi dérouter. Nous prenons place avec le narrateur-explorateur pour un voyage à nul autre pareil, celui d’une découverte ethnopoétique au sein d’une peuplade dont les us et coutumes ne cessent jamais de surprendre, voire parfois d’agacer — certains comportements nous semblent tout simplement hérétiques sinon incongrus pour un esprit occidental et cartésien comme le nôtre. Ajvaz se montre toujours disert sur la variété et la richesse des situations qu’il nous donne à voir, à l’instar de son remarquable récit L’Autre ville. L’étonnement et le ravissement sont donc de mise à chaque chapitre, témoin unique de la disparité de cette culture aborigène. L’écriture poétique de l’auteur participe à cet enchantement de chaque instant et l’on ne manquera pas de saluer en ce sens le travail des traducteurs pour avoir réussi à exprimer dans notre langue toute la richesse lexicale propre à cette exploration pas comme les autres. À la lecture de L’Âge d’or, on retrouve indubitablement le même amour des mots de l’auteur tchèque, lequel aime à triturer ces derniers pour offrir aux lecteurs une poésie aux consonances savamment orchestrées. En témoigne d’ailleurs pour cet amoureux de la langue un chapitre consacré à la grammaire insulaire. « La lecture était tantôt une fuite en avant, tantôt un repli têtu, tantôt une exploration souterraine systématique, tantôt une série de chutes distraites et de remontées chaotiques, tantôt une glissade légère, tantôt un piétinement indécis, tantôt un tâtonnement circonspect sur une fine couche de glace, tantôt un tournoiement languissant, tantôt une plongée éperdue d’autruche hystérique, tantôt un chancellement. Une sorte de ballet apportant joies et tourments. »
Arrivés à mi-parcours du récit, nous bifurquons pour arpenter une autre facette de l’île. Nous quittons les chapitres concernant le quotidien des insulaires pour nous plonger dans ceux consacrés au Livre insulaire, seul ouvrage disponible sur l’île. Cette seconde partie de lecture constitue une histoire dans l’histoire. Et Ajvaz de nous perdre encore un peu plus dans les labyrinthes iconoclastes et surréalistes des mots, usant et abusant pour ce faire de moult digressions. Seulement voilà : à force de vouloir nous perdre dans les méandres infinis du Verbe, Ajvaz finit en certaines occasions par oublier son lecteur en cours de route. Décontenancé, ce dernier est brinquebalé d’une parenthèse à une autre, d’une digression à une autre, perdant ainsi parfois le fil d’Ariane. La finalité du récit demeure insaisissable sinon improbable et le voyageur s’interroge de savoir où cette lecture à emboîtements multiples va le conduire… Elle décontenance le lecteur comme un spectateur perdu dans un tableau d’Escher. L’auteur en prend conscience et aime à le rappeler à son lectorat, jouant avec lui de cette situation ubuesque. Privilège d’auteur pour mieux préparer l’entrée de ses disciples dans cette terra incognita : « Mais je soupçonne que mon éloge des détours ne t’a guère convaincu et que tu t’apprêtes à sauter ce passage qui interrompt si brutalement le récit sur l’origine de la sculpture en gelée. Je ne cherche point à t’en dissuader. Je ne vais rien te recommander. Je te laisse à ta décision. Il se peut que cette digression t’amène au cœur d’un lac souterrain praguois bordé de palais d’argent, mais il se peut également qu’elle t’impose des conversations ennuyeuses de vacanciers dans un pub de Řevniceou de Dobřichovice. Il se peut que tu ne manques rien d’important, comme il se peut que tu passes à côté d’une rencontre qui t’aurait apporté la clé du texte tout entier. À toi de décider quel chemin prendre et d’assumer les risques de ton choix. »
Le lecteur sera peut-être décontenancé par cette césure narrative entre une première partie qui s’attache aux us et coutumes des insulaires et une seconde qui s’attarde à décrire les méandres de ce Livre insulaire aux combinaisons multiples et fantasques. Une œuvre mouvante, protéiforme et tentaculaire où les maillages des histoires tissent leur toile de façon anarchique. A priori seulement… Si de nombreuses digressions sont bien de mise, elles se prétendent toutefois salvatrices. Certes, elles ne manquent pas de nous désarçonner, mais leurs dimensions pédagogiques, voire thérapeutiques relèvent pour l’auteur de l’évidence. Elles brisent notre confort de lecture, nos habitudes et nos certitudes en vue de nous désincarcérer de ces mauvais penchants et de nous faire voir toute l’étrangeté du monde sous un regard dénué de tout préjugé. Exercice parfois fastidieux et fort insécurisant au demeurant, mais ô combien gratifiant in fine. Effort auquel consent également le narrateur lui-même : « Ces digressions labyrinthiques m’insupportèrent longtemps, mais comme tu t’en es aperçu, cher lecteur, je finis par succomber au charme des rencontres insensées sur des chemins de traverse et à celui des retours chaotiques vers un monde devenu étranger en mon absence. Au fil de ces rencontres, nos ambitions les plus profondes deviennent elles-mêmes des digressions qui nous détournent d’un chemin inconnu, monstrueux et infiniment attirant, qui en réalité est pavé de ce que nous considérions jusqu’alors comme des digressions. Et nous comprenons que c’est ce détour qui éclaire notre Objectif suprême, ce détour qui, par essence, nous en éloignait et nous distrayait de notre but. » Ou encore : « Ce n’est que dans les refuges étranges qui bordent les digressions qui ne mènent nulle part, les chemins de la résignation, de la curiosité et de l’aventure, que tu trouveras le repos, les textes qui t’enseigneront des secrets, ou la femme de tes rêves tourmentés. »
À la fois œuvre ethnologique et littéraire, l’œuvre n’est pas sans rappeler — toutes proportions gardées — l’extraordinaire Taïpi de Melville, quand ce dernier était prisonnier des autochtones sur une île du Pacifique, lequel récit autobiographique constitue probablement l’une des toutes premières œuvres de sensibilité ethnologique. Œuvre politico-satirique également, laquelle fait écho au grinçant Candide de Voltaire. Cette fausse utopie de Michal Ajvaz se prête volontiers à l’étonnement et au burlesque, voire au sarcasme, digne héritière en cela de bien des récits utopisants. Le titre L’Âge d’or reflète en ce sens les nombreux Eldorados fantasmés par bien des écrivains, poètes et philosophes. La République de Platon, Les Travaux et les Jours d’Hésiode ou encore l’Utopia de Thomas More ne sont jamais bien loin… Sont également convoqués dans ce maelstrom de références Homère, Kafka, Jules Verne, Lautréamont et quelques autres encore. Contrairement aux Tristes Tropiques de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, laquelle étude s’approprie « froidement » son objet comme tout bon structuraliste qui se respecte, l’approche d’Ajvaz se démarque par une tonalité subjective, emprunte d’émotions, abolissant de facto la distanciation qui s’impose entre sujet et objet. Une approche perceptive sous le sceau de la sensation au détriment de la raison, attitude plus en phase avec nos territoires littéraires.
Si L’Âge d’or ne parvient pas à séduire autant que l’illustre L’Autre ville, il n’en demeure pas moins une œuvre remarquable sous bien des aspects, relevant en cela davantage du cabinet de curiosité que d’une énième production mainstream. Il est une belle invitation à la découverte de l’Autre, teintée de cette « inquiétante étrangeté » si chère à Freud, que les vagabondages ethnologiques et littéraires du XIXe siècle n’ont pas manqué de peindre à grands traits. La description de Michal Ajvaz de cette peuplade insulaire retord à toute forme d’immobilisme se situe aux antipodes de nos conceptions marmoréennes qui s’étendent avec paresse sur certains pans de notre civilisation. Permanence, essence et identité ne sont finalement pour nos insulaires que des abus de langage. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », nous enseignait déjà Héraclite. Merci Michal Ajvaz pour ce bel héritage héraclitéen.
Vidéos
Utopiales 2015 : Rencontre avec Michal Ajvaz. ActusfSite.
Unboxing avec les éditions Mirobole. Schausette.