La Ballade de Black Tom, écrit par Victor LaValle et édité par Le Bélial’ dans sa superbe collection Une Heure-Lumière est un roman court faisant ouvertement référence à L’Horreur de Red Hook de Howard Phillips Lovecraft. Tous les deux se passent dans le même lieu géographique, mettant en scène certains personnages similaires. Cependant, le roman court de LaValle prend le contrepied de Lovecraft et de sa vision stéréotypée — pour ne pas dire raciste — des habitants défavorisés de Red Hook. Cela nous offre un récit s’inscrivant dans la lignée lovecraftienne, tout en se montrant plus militant et plus touchant à certains égards, mais toujours aussi percutant.
Infos pratiques
La Ballade de Black Tom
Victor LaValle
Éditions Le Bélial’
Chronique réalisée par Thomas Léon
HISTOIRE
Le récit de Victor LaValle nous fait suivre les tribulations d’un Noir américain, Charles Thomas Tester, appelé Tommy, escroc et musicien vivant à New York dans les années 1920. Il a un père alité, avec lequel il vit et dont il prend le plus grand soin possible. Il s’occupe d’accomplir de petites courses pour ses clients, transportant des choses plus ou moins légales. Tout commence lorsqu’il livre un livre à Ma Att, une vieille femme cloitrée chez elle, en plein Queens. Chose peu aisée pour un individu de couleur à cette époque. C’est un livre intrigant qui semble pour le moins dangereux, puisque recelant des secrets de sorcellerie indicibles. Effrayé par les possibilités qu’offre un tel ouvrage, Tommy décide d’en arracher la dernière page afin de le rendre inutilisable. Ce subterfuge est cependant découvert par Ma Att qui se presse d’en informer deux individus : le policier Malone et un privé aux allures de gangster.
C’est sa rencontre avec Robert Suydam, un homme blanc de la haute société, qui va faire basculer le récit et ouvrir les portes à la fiction lovecraftienne. Charles Thomas Tester se balade avec un étui à guitare. Notre artiste n’a pas énormément de talent, mais ses quelques accords suffisent à amuser la foule. Suydam lui demande de venir jouer pour ses amis à l’une de ses soirées. Au regard de la somme d’argent offerte, Tommy abandonne toute hésitation et accepte le contrat, malgré les mises en garde de son père. Arrivant la nuit dans le quartier de Suydam, il est poursuivi par une bande d’individus qui le stigmatise en raison de sa couleur de peau. Cependant, ces derniers ne manquent pas de détaler en apercevant la maison de Suydam…
Une fois à l’intérieur du manoir, il apprend que la soirée était une supercherie, un traquenard signé Suydam pour l’attirer chez lui et lui révéler les plus obscurs et effrayants secrets du cosmos. Doté de pouvoirs occultes, Suydam montre l’Extérieur à Tommy, à travers l’espace-temps. Le bourgeois connaît l’existence des Grands Anciens et des cultes qui les accompagnent. Il a compris que ces forces se jouaient depuis une éternité et que l’humanité n’a que peu d’importance à leurs yeux. Et le souhait de Suydam est justement de permettre le retour d’un Grand Ancien, le Roi qui sommeille au fond de l’océan.
Effrayé et fuyant la demeure de Suydam, pour tomber sur Malone, lequel se trouve sur un autre plan de l’espace-temps, Tommy va radicalement changer d’avis à la suite d’un événement tragique. En rentrant chez lui, il retrouve les deux personnes à la solde de Ma Att au pied de l’immeuble où il vit, accompagnées de plusieurs policiers. Ils sont entrés chez lui et le privé a froidement abattu son père, faisant croire qu’il avait un fusil. C’est là l’événement qui fait basculer le destin de l’humanité. Et l’avènement de Black Tom.
Lecture
La Ballade de Black Tom est un roman court intéressant et captivant. Victor LaValle parvient à maintenir un suspens parfois haletant, même si le lecteur connaissant Lovecraft saura reconnaître certains signes. En se concentrant sur Tommy et sa transformation en Black Tom, le récit monte en gamme et la fin se pose comme une apothéose.
Ce roman est une réécriture de la nouvelle lovecraftienne L’Horreur de Red Hook. Le lecteur y retrouve la reprise de plusieurs éléments du maître de Providence, accompagnée de toute la richesse apportée par Victor LaValle à ce même univers. La première des choses, et non des moindres, est la profondeur du personnage de Tommy, qui, loin de n’être qu’un pion, se montre maître de son destin. En perçant certains mystères cosmiques, celui-ci parvient à se hisser dans la hiérarchie humaine, malgré sa couleur de peau, pour le moins handicapante à l’époque du récit. Le lecteur suit les tribulations de ce personnage attachant, son quotidien d’homme noir à New York. On se retrouve tout comme lui peiné à la mort de son père, émerveillé et effrayé devant les pouvoirs de Suydam. Cette empathie que Victor LaValle entretient sert le récit avec brio, le lecteur comprenant les raisons de son basculement dans la haine et la vengeance. Loin du récit lovecraftien traitant les adorateurs des Grands Anciens comme de simples païens, LaValle donne à l’un de ses adorateurs une certaine profondeur, une motivation et une ambition qui participent activement à l’épaisseur psychologique de ce protagoniste. Tommy est clairement l’une des plus grandes qualités de ce roman court, personnage lambda qui finit peu à peu par se confondre au divin. On suit sa transformation, sa transmutation vers l’indicible, passant de la bienveillance à la malfaisance à la suite de l’assassinat de son père.
Tommy est aussi un prisme dans le récit, prisme permettant de traiter du racisme dans les années 1920 à New York. La subtilité avec laquelle ce dernier est traité est à souligner. Certes, il est question de la réécriture de l’un des récits les plus racistes de Lovecraft dans le but avoué de dénoncer ce même racisme, mais il est également question d’aborder les multiples visages de ce dernier. Ainsi le racisme anti-noir présent chez les Blancs de l’époque — la police qui se fiche éperdument de Red Hook et des habitants du Queens notamment — tout comme le racisme des Afro-Américains envers les immigrés des Caraïbes. Il n’y est pas question d’une simple binarité, mais de montrer que le racisme est un élément constructeur de cette société des années 1920. Cet aspect du récit est encore parlant de nos jours, comme si cette réinterprétation du récit de Lovecraft était nécessaire à notre époque. L’assassinat du père de Tommy n’est pas directement imputé au racisme du privé l’ayant abattu, mais la suggestion est de mise. Or, c’est cet événement qui va déclencher l’avènement de Black Tom et la précipitation de l’humanité dans les griffes de Cthulhu et vers son propre anéantissement. C’est la propre bassesse humaine qui sera le terreau fertile de sa décadence et de sa condamnation par un vassal haineux. La haine ne peut qu’appeler et nourrir la haine, c’est là l’une des choses que le récit nous montre, triste lapalissade, s’il en est…
Mais la plus grande richesse de ce récit demeure cet hommage éclatant fait à Lovecraft. Bien plus qu’une énième réécriture, ce texte est l’appropriation par un auteur d’une œuvre afin d’en tirer la substance brute pour la retravailler avec ses propres outils, en y apposant sa propre vision de l’horreur, de la psychologie et de l’écriture. Si La Ballade de Black Tom est un exercice de style, c’est aussi un exercice à risque, en ce que tout auteur peut vite se brûler les ailes à vouloir se confronter aux récits du maître de Providence. Ce risque est pleinement assumé et transformé en un récit qui trouvera sa place dans les meilleures bibliothèques des lecteurs de Lovecraft. Victor LaValle a repris différents éléments de L’Horreur de Red Hook afin de les retravailler, de les magnifier, de les assembler de manière différente en vue de raconter une autre histoire tout en conservant le matériau de base. Il remodèle et retraduit son ressenti, redynamise et injecte de la psychologie et de la profondeur. Il a aussi élagué le récit de base pour n’en garder que certains éléments — ceux à partir desquels il pouvait totalement repenser Lovecraft en vue de faire du Lovecraft.
La Ballade de Black Tom de Victor LaValle est un roman court indispensable pour tout fan de Lovecraft ou de littérature fantastique et horrifique. Une lecture courte, mais rassasiante. Cette réécriture d’un récit lovecraftien est menée par une plume assurée, pleinement consciente des enjeux de son matériau d’origine. Le récit repose sur Tommy/Black Tom, un personnage essentiel se déployant dans le contrepied que désire LaValle. Le contrepied d’un auteur désireux de rendre hommage à son Maître.
Vidéos
La Ballade de Black Tom de Victor LaValle. Welcome to Nebaliala.
Présentation de la collection Une Heure-Lumière. La chaine Critic.