Les moins jeunes d’entre nous se remémoreront avec une joie non dissimulée ce brillant auteur français Stefan Wul, de son vrai nom Pierre Pairault, lequel fit date dans le landerneau de nos littératures par une plume brillante mise au service d’histoires toutes plus remarquables et surprenantes les unes que les autres. Les éditions Bragelonne ont dernièrement remis notre sieur à l’honneur en publiant une intégrale raisonnée de son œuvre, contenant la totalité de ses romans et de ses nouvelles, le tout servi par un bel appendice éditorial. Que les plus jeunes se rassurent : voilà une lecture dont la fraicheur et la verve s’avèrent immanquablement préservées.
Infos pratiques
Focus Stefan Wul
Stefan Wul
Éditions Bragelonne
Chronique réalisée par Frank Brénugat
Diverses
Univers / Futur
Planet Opera
HISTOIRE
Exercice délicat que celui de prétendre résumer en quelques lignes le foisonnement de la production littéraire de Stefan Wul ! Les scénarios de notre auteur ont cette capacité à jouer sur de nombreuses variables, emmenant tantôt le lecteur dans les méandres de planètes à la flore et à la faune inquiétantes, tantôt sur notre planète dans des périodes insoupçonnées. Quelques titres ont su toutefois marquer de leur empreinte l’œuvre wulienne, comme en témoigne Niourk, probablement son récit le plus connu et commenté. Il est vrai que la thématique se prête à une exploration visuelle et conceptuelle des plus enivrantes, puisque le récit nous plonge en compagnie d’un enfant pas comme les autres au sein d’une ville labyrinthique gagnée par les eaux, dans un futur post-apocalyptique indéterminé. Le jeune adolescent y découvre une cité abandonnée des hommes, mais toujours sous l’emprise insidieuse d’une technologie orwellienne encore fort alerte. Et cet enfant à l’intelligence supérieure de s’approprier de façon magistrale ce nouvel environnement aux détours imprévisibles.
Difficile également de faire l’économie du magistral Oms en série, dont le long métrage La Planète sauvage, réalisé par René Laloux sur des visuels de Roland Topor, est devenu au fil des années une œuvre culte. Dans ce futur effroyablement dystopique, les survivants du grand cataclysme ont été recueillis, puis asservis et domestiqués par une race de géants. À force de domestication, les humains ont peu à peu dégénéré en oms, êtres serviles et simples jouets au service de leurs maîtres. Jusqu’au jour où les oms mèneront une révolte contre leur oppresseur, menée tambour battant par le jeune Terr, petit om à l’intelligence peu commune. Ici, comme ailleurs, Wul nous fait découvrir des territoires étranges et inquiétants, toujours sous le couvert d’une plume au service d’un sincère, mais non béat, humanisme.
Notre dernière approche en terre wulienne concerne son récit le plus hermétique, sinon décalé, savoir Noô. Et le plus généreux, à tous les égards. Noô est un récit initiatique dans lequel le jeune Brice se voit conduire sur une autre planète par un exilé politique qui se montrera au fil des pages un mentor bien avisé. Wul nous fait dans un premier temps parcourir les fleuves et les jungles impénétrables de l’Amazonie pour rapidement nous transporter vers les cieux à la rencontre de planètes et de cultures toutes plus remarquables les unes que les autres. Moult émerveillements, dont il serait inutile de dresser ici la liste, s’offrent au regard médusé du jeune terrien. Voilà une virée interstellaire que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss lui-même n’aurait pas refusée. Nous non plus, par ailleurs ! Si Noô se présente comme une œuvre quelque peu foutraque parfois, notamment vers sa conclusion, elle ne saurait pour autant laisser le lecteur indifférent, tant le récit et la narration le disputent parfois au baroque. L’auteur se laisse emporter sur les rives d’un champ lexical sans cesse renouvelé, dont les formes et la poésie transfigurent le récit tout entier. Un réel et surprenant exercice de style, à même de chahuter le lecteur le plus avisé.
Lecture
Déjà, notre auteur traçait les premiers sillages de son aventure littéraire dès l’enfance en écrivant puis vendant les chapitres de certaines histoires à ses camarades de classe contre la dérisoire somme d’un sou ! C’est dire l’avenir prometteur que lui réserverait cette littérature de genre. Après avoir obtenu son diplôme de chirurgien-dentiste, ce dernier se consacre à sa carrière tout en se vouant parallèlement à l’écriture. Onze de ses douze romans furent rédigés et publiés entre 1956 et 1959 dans la légendaire collection Anticipation des éditions Fleuve Noir. Il faudra attendre 1977 pour voir se parachever l’œuvre wulienne avec la publication de cet étrange et fascinant objet littéraire qu’est Noô.
En 2013, les éditions Bragelonne entreprennent la réédition de cette intégrale romanesque. Son pendant bédéiste lui vole la vedette un an plus tôt, lorsque les éditions Ankama et Comix Buro entament à leur tour, sous la direction d’Olivier Vatine, la réédition de ses douze romans dans la collection Les Univers de Stefan Wul. Cette édition quasi synchrone se voit attribuée le « Prix spécial » 2014 du Grand Prix de l’Imaginaire. Juste récompense s’il en est ! Nombreux sont en effet écrivains et dessinateurs qui se réclameront de ce défricheur de territoires dont l’imaginaire débridé semble repousser ad infinitum les limites du genre. Écrivain talentueux aux multiples facettes, Wul ne manque en effet jamais de nous dévoiler des univers d’une richesse incroyable. Indépendamment des douze romans écrits pour l’ensemble de sa carrière, il faudra également compter, dans cette réédition signée Bragelonne — une première intégrale en deux omnibus a vu le jour chez l’éditeur Claude Lefrancq, collection Volumes, publiée en 1996 et 1997 — sur l’intégrale de ses nouvelles et un large éventail de ses poèmes. Certes, ces derniers ne sauraient rivaliser avec ceux d’un Poe ou d’un Verlaine, mais le lecteur ne manquera pas néanmoins d’accueillir avec une certaine bienveillance les richesses visuelles mises au service de notre imaginaire de prédilection. Des poèmes qui ne sauraient démériter et qui prolongent directement ou indirectement certains romans, étoffant de la sorte la matière wullienne. Quelques textes et entretiens de la première intégrale de 1996/1997 se singularisent en revanche ici par leur absence.
Dans un remarquable texte épistolaire disponible dans le quatrième et dernier opus de cette intégrale, Wul nous renseigne — pour le lecteur distrait — sur la dimension très picturale de ses constructions narratives. De l’aveu même de notre auteur, pour qui le décor précède l’intrigue, cette dernière se présente finalement comme prétexte à l’édification d’une scénographie foisonnante d’images : « Les intrigues ne m’intéressent pas. Et les romans à thèse me font fuir. Au fond, mon tempérament me pousse à l’Art pour l’Art. Considérez-moi comme une espèce de peintre ou de musicien qui, faute de brosses et de couleurs et sans clavier ni papier à musique, utiliserait un stylo pour se débarrasser de ses fantasmes… passons. » La littérature de science-fiction comme littérature d’images et non de concepts ? Manifestement. Toutefois, derrière ce sense of wonder digne des meilleurs récits de l’âge d’or de la science-fiction étatsunienne, se développent certaines thématiques fort remarquables et ô combien actuelles ! Une production bien plus conceptuelle qu’il n’y paraît, en réalité.
Il est ainsi possible de remarquer dans l’œuvre wulienne cette récurrence de civilisations en déclin. Collapsologue avant l’heure, Wul décrit dans nombre de récits des civilisations qui se meurent sous l’action conjuguée de la technologie et du confort consubstantiel à ce dernier. La seule issue pour lutter contre cette destructrice entropie consiste justement à créer les conditions d’une adversité, seule capable de maintenir les forces vives dont toute société a besoin pour se sentir exister — et perdurer. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », corroborerait l’auteur du Crépuscule des idoles. Cette critique à l’égard du tout technologie semble faire écho aux remarquables essais que l’historien et le théologien Jacques Ellul et le philosophe Martin Heidegger n’ont pas manqué de produire en leur temps. Le lecteur pourra également se référer à l’œuvre magistrale et décisive du philosophe Oswald Splengler, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire naturelle, laquelle marque la nécessité de distinguer le concept de civilisation involutive et celui de culture évolutive. Autant la civilisation est condamnée à mourir, puisque se reposant sur le confort d’une modernité lénifiante, autant la culture montre son dynamisme créateur, en raison justement de sa capacité à maintenir en régénérant les pratiques fertiles des générations précédentes. Terrible tragédie génocidaire sur la mutation des cultures en civilisations. Conférer en ce sens les Drags, géants bleus de la planète Ygam dans Oms en série. Conférer également le traître zarkassien, perdant toute authenticité par le reniement de sa culture pour lui singer celle des humains. Les différents protagonistes des récits wuliens se garderont bien d’ailleurs d’interférer de quelque manière que ce soit avec les us et coutumes des peuples rencontrés. Un modèle wulien salvateur assez éloigné malheureusement de nos politiques occidentales d’ingérence et finalement liberticides, imposées au « bon sauvage » au nom des droits de l’homme. Noble sanctification s’il en est… Cette thématique de la confrontation salvatrice et de la révolte nécessaire se retrouve ainsi dans les récits L’Orphelin de Perdide — adapté au cinéma par René Laloux et Moebius sous le titre Les Maîtres du temps —, Rayons pour Sidar ou encore Piège sur Zarkass. Autant de dialectiques auxquelles se confronter, mais toujours au profit des esclaves et autres esprits révoltés au détriment des maîtres, comme il se doit selon cette bonne vieille dialectique hégélienne. Comme le rappelle si justement Laurent Genefort dans la postface précitée : « Le héros wulien n’est pas en conflit avec son milieu ; il le découvre, le comprend, s’en fait un allié. » Souvent incarné par un jeune enfant, sinon un adolescent, le héros porte en lui une humanité en devenir, assurément porteuse d’espoir. En ces temps de délitement général et de fin du monde annoncée, voilà des figures héroïques plus que salvatrices…
Collection prestige oblige, les éditions Bragelonne gratifient le lecteur d’une belle postface signée Laurent Genefort, le plus à même peut-être de traduire la richesse de l’œuvre wulienne — tant les univers propres au space opera et au planet opera de chacun bénéficient d’évidentes ramifications. Le quatrième et dernier opus de cette intégrale se clôt par un étonnant texte épistolaire, confié à Laurent Genefort en 1991, texte écrit comme aide-mémoire en prévision d’entretiens. Dans ce texte s’étendant sur près de cinquante pages, l’auteur nous livre quelques secrets de fabrication qui sont autant de parenthèses éclairantes pour le lecteur curieux. Lesquelles nous entraînent dans une odyssée sous contrôle des plus enivrantes. Quand exotisme et poésie se conjuguent pour le meilleur. Avec Stefan Wul comme guide intergalactique, aucune frontière ne saurait être appréhendée avec autant d’envoûtement et de beauté.
Vidéos
Les Univers de Stefan Wul à Saint-Malo. whoswul.
La Planète sauvage (1973). Trailer. indebioscoop.