Qu’adviendrait-il si notre chère humanité se voyait subitement privée de sa principale ressource, à savoir le pétrole, ce très cher or noir sans lequel nous ne saurions vivre ? Tel est le scénario qui semble se profiler au fur et à mesure que s’égrènent les chapitres de ce respectable pavé de près de 800 pages signé Andreas Eschbach et publié aux éditions L’Atalante. En panne sèche nous offre une vision préoccupante d’un futur immédiat marqué par la pénurie de cette précieuse huile à tout faire, une vision réaliste et dotée d’une rare érudition sur le sujet. En panne sèche est une petite pépite d’anticipation, que vient confirmer le prix Bob Morane obtenu en 2010.
Infos pratiques
En panne sèche
Andreas Eschbach
Éditions L’Atalante
Chronique réalisée par Frank Brénugat
HISTOIRE
Markus Westermann est un jeune ambitieux, un commercial allemand, qui espère faire fortune en s’associant à un étrange et lunatique compère rencontré par hasard, un dénommé Karl Block, lequel affirme détenir une méthode miracle lui permettant de débusquer les réserves d’or noir non encore mises à jour. Par cette association, notre jeune et ambitieux Markus espère ainsi conquérir l’Amérique et le reste du monde par la même occasion. Cependant, une telle entreprise n’est pas sans risque : des personnes aux intérêts multiples et contradictoires œuvrent afin de saborder un projet qui ne manquerait pas de nuire à certaines firmes concurrentes voire à certains États, Arabie Saoudite en tête. Cette dernière ne saurait en effet perdre sa position stratégique. De multiples obstacles se dressent ainsi sur sa route, à commencer par son associé lui-même qui refuse pour encore de lui révéler cette miraculeuse et prétendue infaillible méthode sans laquelle ses rêves de fortune ne sauraient se concrétiser.
Entre temps, notre civilisation semble montrer ses premiers signes de faiblesse. Nos réserves d’or noir sont manifestement épuisées et les premières pénuries semblent déjà se profiler dans un horizon que personne ne pensait si proche. Le plus grand champ pétrolifère du monde, en Arabie Saoudite, se tarit et déjà la communauté internationale s’en inquiète. D’où les pressions supplémentaires qui s’abattent sur les épaules de Markus et de son coéquipier, dont l’absence de résultats dans la découverte de nouvelles réserves devient des plus préoccupantes. Au fur et à mesure que les promesses de la méthode Block semblent définitivement s’éloigner, nous assistons aux premiers soubresauts d’une société confrontée à ses propres contradictions. Les temps bénits où coulait à flots l’or noir ne sont plus : nous voilà chassés de l’Eden de la consommation de masse et de l’insouciance. À l’insouciance de la cigale devra succéder le travail de la fourmi, travail herculéen s’il en est, puisque la moitié de la planète se verra obligée de changer de paradigme afin d’assurer sa survie, faute de pouvoir maintenir les conditions de nantie dans laquelle elle s’était auparavant installée et fourvoyée. Mais notre impréparation au changement et notre suffisance des temps passés ne constitueront-elles pas un obstacle insurmontable à cette hypothétique révolution ? La fin du pétrole signera-t-elle notre entrée dans les enfers de l’Apocalypse ou nous entraînera-t-elle au contraire vers une transition rédemptrice, respectueuse de la planète et de nous-mêmes ?
Lecture
Nous voilà face à un beau bébé d’environ 800 pages au compteur, tout entières consacrées au genre de l’anticipation, peu représenté ces dernières années, car trop souvent noyé sous les piles de fantasy populaire, de bit-lit et autres pérégrinations zombiesques. Et pourtant, Andreas Eschbach nous convie à une littérature et à une réflexion des plus salvatrices. Le sieur s’est manifestement bien documenté : En panne sèche donne effectivement à voir une œuvre très au fait des techniques concernant le domaine pétrolifère, tout comme des enjeux diplomatiques et autres tractations interdites qui se jouent dans les arrière-cours des grands de ce monde. L’exercice est dessiné avec une belle maîtrise. Ainsi, les chapitres nommés « passé antérieur »nous exposent-ils certains contextes historiques liés à la thématique sans les rigidités que ce type d’exercice peut parfois faire ressentir. Performance d’autant plus remarquable que ce didactisme n’entrave en rien les enjeux de l’histoire et la fluidité de la narration. Les galeries de personnages ne servent nullement de prétexte à un quelconque exposé par trop démonstratif. Ces derniers sont au contraire tout entier au service d’une histoire, avec leurs forces, leurs faiblesses, leurs espoirs et leurs désillusions.
Si les 500 premières pages sont ainsi centrées autour de la méthode Block supposée dénicher de façon infaillible les gisements pétrolifères et des luttes de pouvoir qui s’y rattachent, il en va tout autrement des 300 pages suivantes. Dans cette seconde partie du roman, nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme, à savoir celui qui confronte notre civilisation occidentale à la pénurie soudaine de pétrole. Se pose la question délicate de savoir comment une telle transition peut s’opérer en un temps si bref tout en limitant les conséquences forcément dramatiques qu’elle ne manquera pas de susciter. En effet, le passage d’une économie globalisée tout entière tournée vers l’or noir à une société contrainte du jour au lendemain de se passer d’une telle manne ne peut que se concevoir dans la douleur. Une douleur où les populations des périphéries urbaines n’ont d’autre choix que de s’abandonner aux abords des routes tandis que des sociétés néo-rurales plus ou moins sectaires voient leur avenir assuré. Une telle déroute voit subitement nos États providences relégués sur le versant d’un lointain et mythique Âge d’or désormais bien révolu, laissant place à une postmodernité où chômage de masse, famines et délinquance ne sont pas sans rappeler les terribles soubresauts de l’Amérique de la crise de 1929.
L’auteur ne manque pas par ailleurs de montrer les faiblesses d’un certain american way of lifeoù le règne du tout-voiture – conforté par l’éloignement des banlieues résidentielles –s’avère être un choix politique, écologique et sociétal difficilement pertinent. La politique impérialiste étatsunienne fait également l’objet d’une vindicte fort appropriée quand elle s’adresse aux raisons qui ont réellement motivé l’entrée diplomatique et militaire des États-Unis dans les régions du golfe Persique. Andréas soulève qui plus est un paradoxe des plus édifiants : l’industrie pétrolière est devenue une entité à laquelle s’abreuve quotidiennement des milliards d’individus, faisant vivre directement des millions d’autres. Elle fait également l’objet de moult études et spéculations en tout genre, sur lesquelles économistes, boursicoteurs, environnementalistes et autres scientifiques livrent une littérature des plus abondantes. Pourtant l’activité pétrolière fait paradoxalement et incontestablement partie des domaines les plus opaques qui soient… Comme le remarque si pertinemment notre auteur bien informé : l’OPEP ne publie plus l’état des stocks depuis… 1982 ! Sans tomber dans les travers de complotistes dignes d’un agent Mulder, nous sommes néanmoins en droit de nous interroger sur les raisons obscures d’un tel mutisme.
En panne sèche s’avère être un projet démesuré, mais servi par une impétuosité et une précision conceptuelle qui en font un page-turnerdes plus addictifs. De prime abord toutefois, la lecture pourrait en dérouter plus d’un, suite à la multiplication des personnages d’une part, et suite à d’incessants flashbacks entre des passés distincts d’autre part. Certains ne manqueront pas de se perdre dans ce méandre des personnages et des temps narratifs, mais une fois intellectualisée cette démarche labyrinthique – mais jamais brouillonne–les fils ténus commenceront par se rejoindre afin de former une trame des plus solides et pour le moins édifiante, sinon éclairante, sur les enjeux de notre actuelle dépendance à cet or noir.
On pourra reprocher à l’ouvrage un déséquilibre entre une première trame narrative d’avant la fin du pétrole et une seconde trame évoquant ladite crise, trop longue pour la première ou trop courte pour la seconde, au choix, cette dernière pouvant en effet se lire comme un très long épilogue où tout semble s’accélérer. Une accélération qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs celle de notre emballement consumériste. N’y voyons là aucune maladresse de la part d’un écrivain aussi aguerri que l’auteur des Milliards de tapis de cheveux, mais plutôt un choix narratif assumé. Plus gênante en revanche se révèle être cette dimension rocambolesque – pour ne pas dire abracadabrantesque – des aventures de notre héros/antihéros Markus. Comment admettre par exemple aussi facilement l’idée que le sort du monde puisse reposer tout entier sur ce jeune arriviste, soudainement auréolé tel un messie christique de la dernière chance ? Problématique. Mais rien de vraiment nuisible à la construction et à la cohérence d’un scénario diablement bien empaqueté par ailleurs !
En panne sèche est une épopée feuilletonnesque qui jamais ne tombe dans le militantisme abêtissant ou la leçon de choses. Bien construit, bien écrit et remarquablement documenté, ce thriller futuriste ne saurait laisser indifférent. « Même la dernière goutte d’essence permet d’accélérer », nous enseigne Andréas dès la première ligne du roman. Seulement voilà : pour aller où ?
Vidéos
5 questions à Andreas Eschbach. Librairie Dialogues.
Andreas Eschbach aux Imaginales 2009. ActuSF.