Cyberland est l’aboutissement de trois histoires distinctes dont deux ont déjà bénéficié d’une édition, à savoir Asulon et Simulation Love — Asulon ayant été par ailleurs récompensée par le Prix Bob Morane 2016. Signé Li-Cam et disponible chez Mü éditions, Cyberland est le premier ouvrage à paraître dans la collection Le labo de Mü, collection consacrée aux univers expérimentaux et atypiques. Il nous conte ce fantastique élan d’une humanité désireuse de s’affranchir de son ancienne enveloppe charnelle. Une étonnante entrée dans le monde inquiétant du dataïsme, nouvelle religion de notre humanité 3.0. Un premier voyage vers une post-singularité dont on ne sait s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter…
Infos pratiques
Cyberland
Li-Cam
Mü éditions
Chronique réalisée par Frank Brénugat
HISTOIRE
Le cybergénéticien Lyle Forythe crée accidentellement dans son laboratoire le 18 juillet 2018 le Chronocryte, première Intelligence Artificielle, maître d’œuvre de l’univers virtuel Cyberland. S’en suivent les premiers implants neuronaux permettant à tout un chacun de naviguer dans l’Infosphère de cette réalité virtuelle, version améliorée du réseau. Les infonautes ne manquent pas dès lors de s’engouffrer béatement et par régiments entiers dans cet univers aux perspectives sans limites, jouissant d’une vie par procuration sans précédent.
Les progrès de l’informatique et des disciplines attenantes ont ainsi permis des avancées insoupçonnées et ont conséquemment amené à une refonte totale de notre rapport à la gouvernance, laquelle ne serait plus le fruit d’une praxisfamilière, mais un objet virtuel désincarné et hors de contrôle. Inquiétés par l’ampleur que prend inexorablement cette Infosphère, les représentants d’un parti politique extrémiste diligentent une enquête afin d’identifier les auteurs de ce nouveau paradigme technologique et de mettre fin aux agissements de cet univers en ligne hors de tout contrôle. Inquiétés par les révélations de l’enquête, les peuples du monde entier mènent au pouvoir un parti conservateur autoritaire, le Diktrans, dont l’objectif est de contrôler sinon détruire le Chronocryte afin d’empêcher que ce dernier puisse conduire à la perte de l’emprise humaine sur les systèmes informatiques. Pour mener à bien ce combat des temps modernes, il lance sur le réseau une IA, laquelle comporte dans ses rangs cinq adolescents au tempérament affirmé, bien décidés à livrer bataille contre cet ennemi virtuel. Mais au-delà de cette injonction officielle — la destruction du Chronocryte — cette IA aux connotations religieuses et messianiques avouées s’est par ailleurs fixé comme objectif d’apporter à ce même groupe le libre arbitre, loin des déterminismes dont ils sont inconsciemment les otages.
Les ennemis de la liberté appréhendés, les Humods, humains modifiés porteurs d’implants, ces derniers sont alors conduits en exil sur Asulon, cadre pénitentiaire où personne ne pourra plus interférer avec la bonne conduite de la politique gouvernementale. Cependant, s’il est aisé d’emprisonner des opposants de chair et de sang, il s’avère autrement plus malaisé de faire de même avec un adversaire virtuel. Nos prisonniers tentent dès lors de se réapproprier leurs droits et de recouvrer une liberté perdue, sous les exhortations de notre IA toujours en vadrouille. Et de voguer vers les chemins incertains d’une nouvelle humanité…
Lecture
Autant livre univers qu’ouvrage expérimental pour reprendre les propos de Li-Cam, Cyberland est l’addition de trois récits distincts à la longueur inégale, conjuguant respectivement le roman Saïd in Cyberland, la novella Asulon et la nouvelle Simulation Love. Exercice de juxtaposition nécessairement périlleux quant à la cohérence de l’ensemble, mais qui ne retire en rien à l’intelligibilité de l’objet littéraire.
Cyberland offre une densité conceptuelle certaine et ne manquera pas d’interroger le lecteur sur les enjeux réflexifs propres à notre début de XXIe siècle. Pluralité et richesse des termes abordés ne sauraient faire défaut comme en témoignent les problématiques portant sur les implants cérébraux, la réalité virtuelle immersive, le clonage ou encore la liberté d’expression. Toutefois, afin de jouir de ce privilège de spectateur, encore convient-il de ne point se perdre en cours de lecture tant la première partie peut s’avérer absconse sinon confuse pour le néophyte. Nous sommes de plain-pied en territoire cyberpunk et le vocabulaire rend assurément hommage au genre, oscillant entre les « cosphérage », « simulé », « Humod », « Syntheté », « Chronocryte » et autre « morphoplast ». Pour un peu, on y perdrait son latin… D’autant plus que cette première partie d’ouvrage — de loin la plus longue — n’est peut-être pas la plus séduisante des trois : la mise en scène de nos cinq adolescents livrant bataille contre le Chronocryte vire parfois au scénario pour rôlistes, les enjeux s’embarrassant dès lors d’une mise en scène peu captivante sinon laborieuse. On se réconciliera volontiers avec l’auteur en revanche lors de certaines scènes au langage chatoyant et dont la dimension ubuesque n’est pas sans rappeler celle d’un certain Lewis Caroll. Cependant, c’est incontestablement du côté du deuxième acte, « Asulon », que la démonstration du talent de Li-Cam prend forme — Prix Bob Morane 2016 faut-il le rappeler. Ici, l’auteure nous livre une véritable performance oratoire, sur une tonalité déclamatoire fort à propos. Les envolées lyriques et les fulgurances sont de rigueur et servent magistralement la dimension réflexive de l’ouvrage. Li-Cam flirte parfois sur la ligne pamphlétaire, mais notre auteure possède cette intelligence de ne jamais se montrer démonstrative ou moralisatrice pour autant. Elle bouscule nos certitudes embourgeoisées en nous exhortant, au travers d’une logorrhée finement orchestrée, à nous positionner face aux nouveaux enjeux liés aux progrès de l’intelligence artificielle. À nous autres de construire les chemins vers notre propre libération, laquelle ne saurait faire l’économie de l’humanisme dont est empreinte toute la philosophie de l’auteure. Une invitation au dépassement de soi comme le rappelle l’intéressée : « Sans doute ne nous est-il permis de retrouver visage humain que dans la reconfiguration de notre propre dépassement… » Un devoir qui pourrait s’apparenter d’une certaine façon à celui que professe — en vain d’ailleurs — un certain Zarathoustra descendant de sa montagne, au profit de l’extinction du dernier homme et de l’avènement du Surhumain.
Le regard que porte l’IA de Cyberland — à la fois narratrice et personnage principal — sur notre humanité mérite qu’on s’y arrête un instant. Cette dernière nous perçoit, nous les hommes, comme de « simples organismes biologiques gouvernés par des besoins identiques. » Une information comme une autre finalement. En ce sens, Cyberland nous invite à nous questionner sur un nouveau paradigme en cours et nouvelle religion de l’establishment scientifique sur le chemin de la canonisation : le dataïsme. Ce dernier se définit comme étant ce mouvement culturel qui place les données au centre du monde, lequel courant est solidement ancré dans ses deux disciplines mères que sont la biologie et l’informatique. On fera nôtre l’analyse qu’en propose Paolo Benanti : « Le dataïsme n’a ni fidèles ni lieu de culte, mais il mériterait le nom de religion car la vague informatique qui submerge la réalité et le manque de remise en question de ses présupposés peuvent devenir une croyance avec des caractéristiques semblables à celles d’une croyance religieuse. » Le lecteur se réfèrera en ce sens à l’excellent ouvrage de Yuval Noah Harari, Homo Deus, Une brève histoire de l’avenir, où les dataïstes font le pari que les êtres humains ne pourront répondre à l’accroissement incessant des données et que ces derniers finiront par laisser les décisions aux algorithmes électroniques, plus aptes aux traitements exponentiels de data et leur abandonneront conséquemment prises de décision voire leur libre arbitre. Cette insuffisante opérabilité de l’homme pourrait bien par ailleurs le conduire à devoir s’effacer lui-même, devenu un obstacle pour les rouages bien huilés de cette parfaite mécanique. Avec le dataïsme, nous combinons les forces de Darwin et celles de Turing au profit d’une entité artificielle manifestant l’alpha et l’oméga de toute réalité. La définition même du totalitarisme, comme appréhendé par le Chronocryte ou le Diktrans de Cyberland.
Cyberland pose également le problème de notre paradoxale solitude en cette décennie ployant sous des outils de communication ô combien pléthoriques. Ainsi, iNNoKeNTi, personnage central de Cyberland, jouit d’une connaissance totale grâce à sa connexion cybernétique à l’Infosphère. Pouvoir qu’il perdra toutefois une fois emprisonné à Asulon, pour se retrouver plus orphelin que jamais, à l’instar de nos contemporains qui ne semblent prendre consistance qu’au travers du nombre d’amis gagnés de haute lutte sur tel ou tel réseau social, voyant ainsi dans leur smartphone une excroissance naturelle de leur organisme, une série évolutive semblable à celle que les biologistes nomment des phylums. Car c’est bien de cela que nous parle, in fine, Cyberland : comment construire notre rapport à l’autre ? Si l’homo cogitans cartésien conduit bien à l’homo communicans, toute la problématique réside néanmoins dans l’idée de savoir sur quel contenu communiquer… Nos outils de communication n’ont jamais été aussi légion et paradoxalement ces derniers ne nous ont jamais ramenés avec autant de force à notre irréductible solitude, à l’insularité de notre conscience. Comment passer du solipsisme où toute conscience ne saurait avoir d’autre réalité qu’elle même à l’intersubjectivité des phénoménologues, où toute conscience se veut justement plurielle ? Pari difficile sinon impossible, sauf à errer et à se perdre dans les méandres de l’Infosphère.
Ce qui se joue derrière les outils communicationnels de notre postmodernité, c’est assurément la question du sens. Quel sens donner à ma relation à l’autre ? En cela, le Cyberland de Li-Cam ne manque pas de nous interroger — récit existentiel oblige — tout en ayant cette noble courtoisie de ne point nous forcer la main… Une urgente réflexion que chacun ne manquera pas de mener en toute conscience. Ou pas.
« Il était une fois dans le royaume du Réel…
Un enfant baptisé iNNoKeNTi,
Le bien mal nommé, né de l’union
Contre nature de la chair et de la machine.
Il était une fois… et toutes les fois,
POUR L’ÉTERNITÉ,
Juste avant que je referme le programme. »
Vidéos
Bande-Annonce de Cyberland de Li-Cam, Mü éditions. Mü éditions.
Osez un catalogue différent avec la collection Le peuple de Mû. Mü éditions.