Cela fait un bout de temps que les éditions Bragelonne se sont emparées de l’inépuisable matière lovecraftienne, depuis que les récits du maître de Providence sont tombés dans l’escarcelle du domaine public. L’éditeur perpétue son œuvre au travers d’une collection illustrée en (très) grand format, sous la palette graphique d’un autre maître, un certain François Baranger. Si les textes lovecraftiens donnent à voir une épopée cosmique pour le moins cyclopéenne, les transcriptions visuelles de Baranger le sont tout autant, et leur beauté interdite ne cesse de nous inviter à poursuivre ce voyage infernal aux frontières de l’indicible… Cinq nouvelles répondent à ce jour à l’appel du maître de Providence… Une traversée graphiquement inoubliable.
Infos pratiques
François Baranger ou l’Appel de Lovecraft
Éditions Bragelonne
Chronique réalisée par Franck Brénugat
thématique
À la suite de l’héritage de son grand-oncle, professeur de renom, l’anthropologue Francis Wayland Thurston fait la découverte parmi les trésors laissés par celui-ci d’un singulier bas-relief en argile représentant une non moins étrange créature, de coupures de presse et d’un manuscrit intitulé Le Culte de Cthulhu. À la lecture de ce dernier, Thurston décide d’entreprendre une enquête afin de saisir les enjeux et aboutissants ayant conduit à la mort de son grand-oncle décédé dans des circonstances pour le moins mystérieuses. Son investigation le mènera à certaines révélations indicibles, lesquelles mettent en jeu des forces obscures à l’œuvre sur notre Terre et dans ses profondeurs océaniques. Des forces qui ambitionnent de se réapproprier leurs terres ancestrales à l’insu des hommes. Irrésistiblement, ces dernières œuvrent à leur retour imminent, ne pouvant se refuser à L’Appel de Cthulhu / L’université Miskatonic organise une expédition homonyme afin d’atteindre le cercle polaire antarctique. L’équipe se voit dotée de quatre enseignants-chercheurs, épaulés par une quinzaine d’étudiants diplômés et mécaniciens. Le commanditaire met à la disposition de celle-ci un matériel de forage et deux avions à bord de deux baleiniers. L’équipage établit sa base aux pentes du volcan Erebus, situé sur l’île de Ross. À la suite d’une fouille, une partie du groupe fait la singulière découverte de plusieurs spécimens de créatures mi-animales, mi-végétales. Ayant perdu tout contact avec cette dernière, le camp principal, comportant le professeur Dyer et quelques hommes met sur pieds une opération de secours, au cours de laquelle le professeur et l’étudiant Danforth vont s’aventurer sur des territoires défiant toute raison. Les hauteurs cyclopéennes de la chaîne montagneuse et la découverte d’une immense cité de pierre manifestement abandonnée et à l’architecture non moins démesurée achèveront de rendre un hommage appuyé au bien nommé récit Les Montagnes hallucinées. Une hallucination qui ne manquera pas de monter en puissance jusqu’au délire paroxystique, une fois notre tandem confronté au voisinage peu rassurant des lieux. / Le 2 février 1913 à 5 h du matin, naît à Dunwich, village reculé du Massachusetts, Wilbur Whateley, étrange rejeton aux allures de bouc, fruit de Lavinia appartenant à une branche dégénérée de la famille Whateley et d’un père inconnu. Vivant recluse dans une ferme isolée avec un père soupçonné de sorcellerie, elle voit son sombre marmot grandir de façon surnaturelle, devenant cet être massif et informe. Au regard de ce singulier rejeton, Lavinia fait montre d’une crainte de plus en plus manifeste à son égard. Crainte justifiée, puisqu’il se murmure que sa disparition dans de bien mystérieuses circonstances dans la nuit d’Halloween de 1926 serait imputable à son propre fils. Ce dernier poursuit assidûment l’œuvre de son grand-père par l’entremise de recherches sur l’occultisme. Ne parvenant pas à consulter dans les conditions désirées le rarissime et blasphématoire Necronomicon, Wilbur entreprend dès lors son vol dans la bibliothèque de l’université de Miskatonic, lequel vol ne demeurera pas sans conséquence, puisque réveillant L’Abomination de Dunwich. / C’est par un détour imposé par les maigres deniers présents dans sa bourse que Robert Olmstead amorce le voyage en bus en direction de la ville d’Innsmouth, sur la route qui doit le conduire à celle d’Arkham. Dissuadé d’embarquer pour cette destination sur laquelle règne un parfum de tabou, il décide néanmoins d’entreprendre la traversée, soudainement piqué au vif pour ce village à la réputation des plus funestes. Arrivé sur place, il y découvre une ville pour partie dépeuplée, aux forts relents de poisson et dont les habitants témoignent d’une physionomie pour le moins disgracieuse. Passé ce malaise, Robert se prend d’admiration pour son architecture d’une époque révolue. Mais sa curiosité de visiteur-enquêteur ne passe guère inaperçue. Prenant conscience que sa présence à Innsmouth se montre plus qu’inopportune, notre protagoniste décide de reprendre le bus, lequel, étonnamment, s’avère en panne. Comprenant qu’aucun habitant ne le laissera partir, il choisit alors de s’enfuir par tous les moyens. C’est lors de cette fuite éperdue que se révèlera à lui la nature fort singulière d’une partie de ses poursuivants, témoins vivants et transgressifs de L’Ombre sur Innsmouth.
Lecture
Se confronter aux récits lovecraftiens ne saurait laisser indifférent, tant leur puissance d’évocation opère chez le lecteur un émerveillement teinté d’angoisse rarement feint. Certes, quelques esprits chafouins ne manqueront pas de souligner un style un tantinet verbeux, trop souvent noyé sous une avalanche d’adverbes et de substantifs, mais passés ces malencontreux tics de langage, quelle force, quelle puissance se dégagent des innommables horreurs qui se dévoilent à notre entendement ! Si l’auteur gagne définitivement ses lettres de noblesse en jouissant depuis peu du rare privilège de paraître dans la plus prestigieuse des collections qui soient, savoir « La Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard, l’illustration se montrait en revanche quelque peu orpheline du reclus de Providence. Certes, de nombreux artistes s’y sont pourtant essayés. Certains avec talent, limitant toutefois leurs horizons aux seuls jeux de rôle ou aux couvertures de romans et autres recueils. D’autres manquant leur objectif, ne parvenant guère à reproduire cette dimension cosmique qui irrigue toute l’œuvre de l’auteur, laquelle constitue justement l’acmé de l’imaginaire visuel et métaphysique de ce dernier — sans parler des représentations plus ou moins hasardeuses du très convoité Cthulhu… Se montrait écrivions-nous plus haut, jusqu’à l’arrivée d’un gars bien de chez nous, un certain François Baranger. Cet orfèvre se révèle l’un des rares illustrateurs parvenant avec une maestria manifeste une parfaite adéquation entre l’imaginaire graphique et le texte lovecraftien — performance partagée avec le très talentueux mangaka Gou Tanabe dans le registre de la bande dessinée. En attendant que le cinéma veuille bien un jour se risquer à une mission jugée pour alors impossible… Un certain Guillermo del Toro serait en ce sens déjà pressenti.
« Lovecraft est indessinable. Par définition. Chacune de ses nouvelles fourmille d’adverbes et de substantifs qui insistent sur le fait que non, on ne pourra pas représenter ses visions horrifiques. Elles échappent à la géométrie euclidienne et aux capacités de nos yeux. Lovecraft a construit son œuvre à l’âge des télescopes et des microscopes ; plus cela nous intéresse, moins on y voit. Nous n’irons jamais ni jusqu’à l’infiniment loin du big-bang, ni dans la petitesse effrayante et vide des atomes. Comment faire lorsqu’on est illustrateur ? » Belle et pertinente interrogation que pose à nos sens Joan Sfar en dédicace de L’Abomination de Dunwich. L’une des réponses apportées par le même dédicateur tient dans l’idée que Baranger convoque « à la fois le métier de peintre et la dissimulation du romancier. » Il est vrai que les horreurs lovecraftiennes se cachent parfois dans les recoins les plus inattendus de notre espace, secrètement tapies, à l’ombre du commun des mortels, horreurs plus souvent entraperçues que véritablement vues. Et pourtant, nombre d’entre elles ne manquent pas de jaillir dans toute leur splendeur horrifique. Une autre réponse se dessine peut-être ailleurs, dans la mise en images justement du caractère cyclopéen et proprement cosmique des entités lovecraftiennes qui peuplent nos abîmes, tant océaniques que sidéraux. Les illustrations de Baranger touchent en cela notre inconscient collectif, tel un archétype jungien, venant titiller nos peurs insondables, trop longtemps refoulées. Les textes lovecraftiens mettent en scène ces archétypes, préformes vides qui organisent nos images mentales — nous connaissons tous l’importance du rêve dans la visualisation des récits chez Lovecraft. Ainsi, nos pensées, fantasmes et rêves viennent-ils se loger — d’un commun accord pourrions-nous dire — dans les interstices des horreurs lovecraftiennes. Et si le travail visuel de Baranger nous parle autant, c’est parce qu’il traduit avec une fidélité et une juxtaposition évidentes justement cette réminiscence de peurs enfouies, mais toujours promptes à resurgir, attendant elles aussi, à l’instar d’un certain Cthulhu, les conditions de leur manifestation. Et notre délectation avouée pour ces belles images, moralement transgressives en ce qu’elles défient les lois marmoréennes de notre entendement témoigne en ce sens d’une certaine compulsion. Les somptueux décors des cités à l’architecture labyrinthique écrasent littéralement les personnages, souvent représentés de dos, se montrant fidèles en cela à la philosophie matérialiste de Lovecraft, pour qui l’homme se révèle d’une petitesse insignifiante au regard de la vastitude nihiliste du cosmos.
Non seulement Baranger parvient à nous faire conquérir cette immensité cosmique par le truchement de sa palette graphique, mais il se montre également fort alerte sur les scènes du quotidien. Ces dernières témoignent d’un souci du détail qui force le respect, et, infographie aidant, fait montre d’un éclairage scénique flirtant avec le photoréalisme. On appréciera de même une cinétique qui n’est pas sans rappeler une certaine esthétique cinématographique — nous rappellerons que l’auteur fut illustrateur pour le cinéma et concept artist pour le jeu vidéo, avant de se lancer depuis 2017 dans cette aventure lovecraftienne. Une performance visuelle magnifiée qui plus est par la générosité du grand format proposé par l’éditeur, à savoir un très confortable 27 x 35,7 cm. Immersion garantie lors d’illustrations double page. Le ramage se rapporte indubitablement au plumage pour cet écrin de premier choix au service des somptueuses réalisations de son auteur. Avec une mention toute particulière pour l’édition R’leyh de L’Appel de Chtulhu, édition luxueuse dans laquelle le titan déploie avec volupté toute sa démesure cyclopéenne. La mise en page se montre également irréprochable, le texte en surimpression s’avérant toujours parfaitement lisible.
Les réalisations barangériennes laisseront incontestablement leur empreinte dans l’univers de plus en plus (sur)chargé de l’iconographie lovecraftienne. Elles se démarquent sensiblement d’une certaine concurrence par leur réalisme et leur souci du détail, là où ladite concurrence lui préfère parfois des représentations plus éthérées, oniriques, voire franchement numineuses. D’autres titres sont prévus, lesquels continueront d’alimenter notre compulsion à l’égard de notre indicible attirance envers les profondeurs abyssales et cosmiques de ces espaces démesurés. Et de nous perdre un peu plus dans les tréfonds sans nom de notre âme…
Collection
Tome 1 — L’Appel de Cthulhu — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Tome 2 — L’Appel de Cthulhu — Édition R’lyeh — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Tome 3 — Les Montagnes hallucinées — Tome 1 — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Tome 4 — Les Montagnes hallucinées — Tome 2 — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Tome 5 — Les Montagnes hallucinées — Intégrale — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Tome 6 — L’Abomination de Dunwich — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Tome 7 — L’Ombre sur Innsmouth — Howard Philips Lovecraft et François Baranger
Vidéos
Les Montagnes Hallucinées. Arkham Adventures TV.
Masterclass : Atliers Baranger #1. DigitalPainting.school.