Les jeunes éditions Argyll poursuivent leur travail de mise en avant de jeunes talents issus de nos domaines. Emmanuel Chastellière vient ainsi rejoindre un catalogue qui ne cesse de s’enrichir, par l’entremise de son roman historique Himilce. Le co-fondateur du site Elbakin.net, consacré à la fantasy et dont il est le rédacteur en chef, nous offre un récit se déroulant durant la campagne du grand Hannibal Barca contre les forces romaines. Aux combats se déployant sur les routes alpines, notre auteur leur préfère les intrigues de cour de la famille Barca, sise à Carthage, lesquelles mettent en scène Himilce, femme du héros carthaginois. Une épouse qui devra se faire une place au sein d’une belle-famille pour le moins autoritaire…
Infos pratiques
Himilce
Emmanuel Chastellière
Éditions Argyll
Chronique réalisée par Franck Brénugat
HISTOIRE
Hannibal s’en va en guerre contre la puissance romaine. Vingt années après la défaite cuisante de Carthage face à la redoutable flotte romaine, laquelle amena par le fonds pas moins d’une centaine de navires carthaginois — défaite qui vit également la Cité méridionale perdre la Sicile au profit de Rome —, le jeune général Hannibal Barca se décide à fomenter sa vengeance. Celle-ci prendra la forme d’une expédition punitive à destination de Rome, actant la deuxième guerre punique. Afin d’optimiser ses chances de succès, ce dernier décide de consolider ses alliances en épousant la fille du roi d’Ibérie, Himilce, d’où partiront ses troupes en vue d’un long voyage vers l’Italie. Il envoie à Carthage sa jeune épouse, dans l’intention de l’éloigner des combats, mais aussi et surtout afin de faire pression sur le père de l’épousée, s’il venait à l’esprit de celui-ci de se dédire de son engagement à l’égard du souverain. Nous ne suivrons point ici les traces du conquérant Hannibal dans ses victoires et ses défaites, mais celles de son épouse, qui devra affronter bien d’autres batailles, étrangère égarée au sein d’une belle-famille fort peu amène. Situation d’autant plus difficile que la jeune femme n’aspire qu’à la paix et à la tranquillité de l’âme. Or, les motifs de contrariété ne manquent pas : confrontation avec une nouvelle société dont il lui faut apprendre les mœurs et les codes, confrontation avec une belle-famille — et notamment sa belle-mère — qui voit d’un mauvais œil le désir d’émancipation de la jeune bru. Himilce est ainsi invitée, sinon contrainte, à parfaire son jeu social de parfaite épouse, a fortiori quand le mari n’est autre que le grand Hannibal, le fils prodige sur qui reposent tant de promesses. Une pression d’autant plus manifeste qu’au statut d’épouse devrait bientôt s’adjoindre celui de mère, dont on attend avec une impatience non feinte qu’elle donne naissance à un futur héritier. À ces pressions se rajoutent les incertitudes de la guerre, dont les nouvelles se révèlent nécessairement parcimonieuses. Ces mêmes incertitudes qui, par ailleurs, ne laissent d’interroger sur cette dualité politique entre les tenants de la guerre menés par les réformateurs soutenant la famille Barca et les conservateurs, soucieux au contraire de préserver la paix et menés par l’illustre Hannon le Grand.
Mais Himilce ne lâche rien. Au contraire, elle met un point d’honneur à vouloir sauvegarder sa liberté, de parole comme de mouvement. Et la voilà arpentant les rues sordides de Carthage, loin des lumières du palais, parmi les miséreux, en compagnie d’une autre femme, Sophonibaal, singulière cousine, laquelle prête aux faits et gestes de notre héroïne une attention non dénuée de bienveillance. Lors de ces échappées, Himilce y croisera une jeune voleuse avec qui elle se liera d’amitié. D’autres rencontres parcourront sa retraite carthaginoise, féminines pour la plupart. Étrangère aux faits de guerre et aux turpitudes de la geste politique, tout comme aux exigences des règles de bienséance, notre héroïne se détachera au fil des rencontres de ce rôle d’épouse modèle, engoncée dans une normativité qui ne lui sied guère. Elle devra déployer maints stratagèmes et quelques actes de bravoure afin de reconquérir sa pleine liberté. Comme personne humaine et comme femme. Défier le Destin pour mieux saisir le présent.
Lecture
Là où l’historiographie et la littérature n’ont pas manqué de se pencher sur les aventures carthaginoises d’Hannibal en Europe — et notamment sa traversée picaresque des Alpes à dos d’éléphants —, Emmanuel Chastellière prend le parti de mettre en avant une figure de l’ombre, à savoir celle de son épouse, Himilce. Pari d’autant plus audacieux que les femmes ne jouissaient guère à l’époque d’un quelconque droit à la parole, a fortiori quand celle-ci se fait politique, réduisant de facto le champ des possibles. Fort heureusement, notre auteur fait incontestablement preuve d’un savoir-faire lorsqu’il s’agit de construire ses personnages, les rendant charnels à notre lecture. Les protagonistes bénéficient d’une profondeur psychologique suffisante pour pouvoir apprécier à sa juste valeur la qualité de leurs interactions. Les détails du quotidien que donnent à voir telle ou telle déambulation dans les jardins, les temples ou les ruelles de Carthage confèrent au récit un réel vernis d’authenticité. Le récit se montre en ce sens fort bien documenté, chose d’autant plus appréciable que la géographie nord-africaine se montre peu exploitée dans nos contrées de l’imaginaire. Si l’histoire mérite toute notre attention au regard du parti-pris reposant sur une héroïne quelque peu occultée par la grande Histoire, les amoureux d’histoires enjouées, voire rocambolesques ne manqueront pas toutefois de passer leur chemin, tant les péripéties et autres rebondissements semblent ici marquer le pas. Point de batailles, d’escarmouches, de chevauchées fantastiques ; tout au plus une course-poursuite comme seul élément d’action. Si l’intérêt réside dans la force du personnage Himilce, avec comme fil rouge son insoumission, il s’avère en revanche parfois difficile de percevoir la cohérence du récit, ce dernier semblant davantage relever d’une succession d’épisodes que d’une quelconque unité. Qui plus est lorsque de trop nombreux personnages secondaires se contentent d’une courte apparition et puis s’en vont, perturbant quelque peu la lisibilité du récit.
Au terme de cette lecture, certains d’entre nous ne manqueront pas d’être surpris par l’absence remarquée de tout élément à caractère fantastique. En cela, le récit relève davantage de la blanche, plus difficilement de nos territoires de prédilection, même si la taxonomie le situerait volontiers dans le registre de la fantasy historique. Seule la pratique de tel ou tel rite religieux pourrait prétendre relever de la fantasy — sans qu’il soit possible d’attester l’efficience de tel ou tel rite par ailleurs. Reste la main du Destin, sur laquelle il serait bien inopportun de statuer… Nous sommes en cela davantage sur le terrain d’un Guy Gavriel Kay que sur celui de tout autre, dont l’auteur semble suivre les traces, en toute modestie, mais avec un certain bonheur. Il n’en demeure pas moins qu’Emmanuel Chastellière sait nous rendre attachante cette singulière histoire. Le lecteur ne pourra qu’apprécier la diversité offerte par nos littératures lorsqu’elles explorent des personnages issus de l’ombre, élargissant ainsi le champ des possibles. Ce récit féminin écrit au masculin en fait partie. Il a par ailleurs le bon goût d’éviter le brouet féministe de certains romans contemporains, dont les poncifs édifiants et moralisateurs relèvent davantage de l’activisme que de la littérature… Des auteurs comme Ursula K. Le Guin avec Lavinia, Marion Zimmer Bradley avec son cycle Les Dames du lac ou encore le plus récent Jean-Laurent des Socorro avec Morganne Pendragon ont également entrouvert ces nouveaux sentiers. Et nous sommes gré à Emmanuel Chastellière de pouvoir nous offrir la possibilité de continuer à arpenter ces nouveaux territoires, ceux de personnages que l’Histoire a quelque peu écartés, mais qui n’en demeurent pas moins essentiels.
Vidéos
La fantasy historique, comme en écrire ? Emmanuel Chastellière.
Interview live autour d’Himilce, chez L’Encre de la magie. Emmanuel Chastellière.