Jérôme Noirez
Mirobole Éditions, jeune maison d’édition bordelaise créée en 2012 par Sophie de Lamarlière et Nadège Agullo consacre son catalogue aux territoires de la littérature policière sous la collection « Horizons noirs »et fantastique sous la collection « Horizons pourpres ». Cette dernière publia l’année dernière L’Autre Ville, roman du tchèque Michal Ajvaz, lequel vient de remporter le « Prix européen des Utopiales 2015 ». Roman fascinant qui conte les pérégrinations surréalistes d’un protagoniste découvrant l’existence d’une ville parallèle à la sienne, cachée dans les nombreux recoins et zones d’ombre auxquels personne ne prête attention. Ses errances l’amènent à découvrir une foultitude d’êtres qui peuplent l’Autre Ville, ayant dû ramper au cours des millénaires dans les antres, replis et autres recoins de notre monde afin de pouvoir investir les marges inoccupées de cet espace laissé vacant. Un récit onirique teinté de surréalisme, aussi fascinant que déroutant.
L’Âge d’or, Michal Ajvaz, Éditions Mirobole Éditions

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L’ÂGE D’OR

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Michal Ajvaz 

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L’Autre Ville

Druhé Město

Michal Ajvaz

République tchèque

Benoît Meunier

Bob Eastman

Alice Genaud

Mirobole Éditions

Horizons pourpres

Inédit

Avril 2015

226 pages

Moyen Format

19,00 euros

979-1092145359

© Michal Ajvaz, 1993, 2005 – © Petrov, 2005 – © MiroboleÉditions, 2015– © Photographie Bob Eastman

Prix européen des Utopiales 2015

L’Autre ville

Michal Ajvaz

Éditions Mirobole Éditions

Chronique réalisée par Frank Brénugat

Monde parallèle

Prague / De nos jours

Fantastique

NOTRE ÉVALUATION

Histoire
Écriture
Personnages
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HISTOIRE

Tandis que la neige tombe sur Prague, un homme se réfugie dans une bibliothèque, fuyant les bourrasques glacées du dehors. Parcourant les étagères de sa main, le long de volumes sans fin, il finit par s’attarder sur un « creux d’ombre » donnant à voir un ouvrage ne comportant ni titre ni nom d’auteur et dont les pages sont couvertes d’un alphabet inconnu. Empruntant cet étrange objet littéraire chez lui, notre protagoniste se réveille en pleine nuit, interloqué devant la faible lueur verdâtre flottant au-dessus des pages. Se rendant le lendemain à la bibliothèque universitaire afin de bénéficier d’un avis éclairé sur l’objet du désarroi, il apprend alors de la bouche du chercheur l’existence de frontières inconnues de notre regard, lesquelles frontières ne sauraient être franchies sans perturber l’ordre des choses. Par-delà certaines zones anodines de notre espace, se dissimulent en effet des replis conduisant celui qui s’y aventure vers une autre réalité, savoir une ville parallèle à notre ville marquée du sceau de la logique et du cartésianisme et offrant au visiteur indésirable une ville dont la solidité et la certitude n’ont plus mises.

Et notre héros de s’engouffrer dans ces brèches imperceptibles. De se mettre à marcher à quatre pattes sur un lit ne cessant de grandir et aux matelas rebondissant pour se perdre dans les replis des draps ressemblant à des griffons et des sphinx allongés, heurtant de-ci de-là dans cette déambulation surréaliste des corps endormis. D’assister à un combat opposant un chien et une raie et de s’envoler sur le dos de cette dernière afin de parcourir les cieux parmi les flocons de neige et de jouir du spectacle de la ville sur cette étrange monture. De s’entendre dire par un bibliothécaire que le désir ardent des lecteurs imposant aux employés la commande de tel ouvrage aux pouvoirs incertains a conduit quelques-uns de ces derniers à se perdre à jamais dans les zones inexplorées de la bibliothèque, probablement perdus dans les méandres infinis des rayonnages et mourant d’inanition ou dévorés par quelque créature tapie dans les profondeurs. Et de se voir accuser d’avoir franchi illégalement La Frontière, de meurtre avec préméditation sur la personne d’un requin sacré et accessoirement d’avoir brisé le tabou interdisant la prononciation de voyelles interdites. Commence alors un jeu de cache-cache entre le narrateur et les autorités de l’Autre Ville… Et de nous inviter à parcourir les ruelles oniriques et surréels – mais non sans danger – de cette autre Prague…

Lecture

Lire L’Autre Ville est assurément une expérience hors du commun. Le roman de Michal Ajvaz nous éloigne des sentiers battus qui s’étalent trop souvent sur les rayonnages de nos libraires. En ce sens, L’Autre Ville constitue un véritable OVNI littéraire au sein même de nos propres littératures. Le voyage surprendra le lecteur, lui faisant quitter les voies prévisibles d’un imaginaire souvent consensuel et dogmatisé. Il conviendra de préciser toutefois que la lecture n’est pas toujours aisée et qu’elle demande de la part de son lecteur un certain effort, qui, une fois consenti, l’amènera vers un plaisir rarement atteint et jamais démenti. Sa lecture se situe en ce sens à l’exact opposé d’un page turner que signeraient un Stephen King ou un Michael Crichton par exemple. Les chapitres se dégustent davantage qu’ils ne se dévorent, faisant ainsi davantage office de mets pour palais délicat que de victuailles pour gloutons affamés. Sa conception narrative et son écriture égrènent de-ci de-là une matière d’une richesse inépuisable. L’écriture est subtile, riche et enivrante. Certaines phrases nous perdent littéralement dans les méandres d’une imagination débordante et surréelle, qui plus est quand leur longueur s’étire sans fin, histoire de nous perdre un peu plus encore. C’est dans cet entrelacs océanique de possibilités offertes que le lecteur errera, à l’instar du narrateur, à la conquête d’une ville aux mille facettes, miroir d’une Prague aux mille clochers. Face à une telle mélodie, nous ne pouvons que saluer le remarquable travail de traduction de Benoît Meunier, véritable tour de force s’il en est…

Indépendamment de cet amour de la ville qui transpire dans les pages de L’Autre Ville, Michal Ajvaz nous fait part de son amour des livres. Car il est aussi beaucoup question de livres et de langage dans cette surréaliste intrigue. Cette dernière ne commence-t-elle chez un bouquiniste par la fréquentation d’un ouvrage au comportement étrange ? Comment ne pas savourer les pages relatant les visites orchestrées à deux reprises à la bibliothèque et d’apprendre que le métier de bibliothécaire figure parmi les plus dangereux qui soit, des créatures rodant tapies dans les méandres sans fin de leurs rayonnages ? Ou encore ce passage relatant notre héros feuilletant des ouvrages où les pages se confondent avec des gastéropodes plats prenant leur apparence, quand les livres eux-mêmes ne prennent pas la poudre d’escampette au premier contact ? Et la bibliothèque tout entière de devenir organisme vivant : « Cette vie bouillonnante de la bibliothèque, le pourrissement, la distorsion des étagères, la prolifération agressive des végétaux, le mûrissement et la putréfaction des fruits, le foisonnement des animaux, toute cette effervescence ininterrompue avaient pour conséquence de faire grandir et gonfler les rayonnages et de réduire la largeur des allées ; je devais à présent me frayer un chemin à travers d’étroits goulets et tailler à la machette la végétation qui proliférait. »

Nous voyageons avec Michal Ajvaz au même titre qu’il est possible de voyager avec un Lewis Carroll ou un Boucq et son intrépide héros Jérôme Moucherot. Les notions de certitude et de stabilité s’effacent au profit d’une confusion mentale plus salvatrice qu’il n’y paraît. En ce sens le roman d’Ajvaz se veut profondément nietzschéen. Nietzsche apparaît en effet comme le grand fossoyeur de l’idée de vérité en tant que vérité idéale, reliant la quête de cette dernière à notre besoin de sécurité ontologique. Les hommes ne projettent-ils pas, dans ce vrai idéal et absolu, leur désir d’un monde purifié des souffrances du temps ? Nos certitudes et notre confort ne sont-ils pas finalement rien d’autre qu’un remède à l’angoisse existentielle de l’homme, lequel forge un monde supposé vrai pour se rassurer et pouvoir ainsi échapper au désenchantement apporté par le monde sensible ? « L’homme cherche la « vérité » : un monde qui puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai, un monde où l’on ne souffre pas ; or la contradiction, l’illusion, le changement sont cause de la souffrance ! Il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il devrait être ; il en voudrait chercher le chemin… Il est visible que la volonté de trouver le vrai n’est que l’aspiration à un monde du permanent. » [Nietzsche, La Volonté de puissance]. En ce sens, les vérités multiples et partielles de notre monde sont essentiellement des expressions de nos exigences vitales. Les vérités sont donc des perspectives superficielles et bénéfiques, des points de vue subjectifs et protecteurs, des illusions dans lesquelles les êtres vivants ne pourraient vivre. Et chacun de se conforter dans son immobilisme et ses convictions, loin de l’Autre Ville, à l’abri d’une frontière qui pourrait ébranler nos certitudes si par malheur elle était franchie. « Notre monde est clos par une ligne qui n’a qu’une face ; aucun chemin n’en sort ni ne peut en sortir » nous renseigne un habitant de l’Autre Ville. « Mais soyons certains que viendra l’heure où la mince surface des choses crèvera et, par les trous, des yeux curieux de lémuriens nous observeront » nous met en garde le narrateur. Ànous dès lors d’être attentifs aux moindres recoins de nos confortables et rassurants intérieurs, aux moindres replis de nos couvertures de lit, aux moindres ombres portées, au moindre détail de notre quotidien que nous jugeons trop hâtivement insignifiant… pour nous voir peut-être franchir La Frontière…

L’auteur nous donne à voir avec L’Autre Ville un véritable OVNI littéraire, nous gratifiant au passage d’une très belle réflexion sur la nature du langage, de la réalité et du sens de la vie. Un objet au final hautement désirable que vient renforcer une maquette des plus réussies, comme toujours chez Mirobole. Merci Michal pour ce bel envol dans vos contrées si généreuses et si enivrantes.

Vidéos

Utopiales 2015 : Rencontre avec Michal Ajvaz. ActusfSite.

Unboxing avec les éditions Mirobole. Schausette.

Sites internet