
Poul ANDERSON, La Patrouille du temps
La Patrouille du temps (4 volumes, 1410 pages)
T1 : La Patrouille du temps, 2005, 288 pages
T2 : Le Patrouilleur du temps, 2007, 304 pages
T3 : La Rançon du temps, 2008, 304 pages
T4 : Le Bouclier du temps, 2009, 514 pages
Le lecteur ne pourra que se réjouir du remarquable travail orchestré par les Éditions Le Bélial, compte tenu de la présence des avant-propos pour chacun des tomes, d’une bibliographie assurément exhaustive, travaux auxquels il convient d’ajouter une postface plus que généreuse. On apprécie !
Thématique : Le voyage temporel
Nombreux sont les écrivains à vouloir aborder les rivages du voyage temporel et leur lot de paradoxes et autres contradictions associées. Sur quelles bases construire ces lois d’une histoire revisitée, sans trop remettre en cause l’intelligibilité de cette dernière ? Comment concevoir le principe même de causalité en histoire dès lors que l’on rend possible la possibilité même de l’uchronie ? À ces interrogations, Anderson présente tout au long de son cycle une conception dans laquelle il s’avère possible de repérer quelques constantes. Tout d’abord le cours du temps est élastique, mais cette élasticité reste globalement circoncise au cours attesté dans l’Histoire, laquelle élasticité restreinte permet aux hommes de s’y déplacer sans créer d’incidences notables sur le cours de l’histoire. Ensuite les lois de causalité et de conservation sont maintenues indépendamment de la discontinuité opérée par le voyage temporel. Ainsi, contrairement à la trilogie Retour vers le futur de Robert Zemeckis, si les parents d’un protagoniste parvenaient à être tués, ce dernier n’en continuerait pas moins d’exister. Enfin, la causalité entre les différents moments attestés de l’Histoire ne peut être rompue qu’en certains points nodaux d’importance. Et ce sont ces repères ou points nodaux particuliers que les Patrouilleurs sont chargés de surveiller. En ce sens, Poul se rattache à la conception braudellienne de l’histoire. En effet, pour Fernand Braudel (1902-1985), professeur au Collège de France, trois idées majeures composent l’histoire, qu’il développe notamment dans son ouvrage Écrits sur l’histoire (1969). Premièrement, il s’oppose à l’histoire événementielle, c’est-à-dire à une histoire traditionnelle qui se nourrit d’événements, de temps brefs, inscrits dans une durée courte, fragmentaire, limitée à l’ensemble des phénomènes ponctuels. Tout comme Anderson, pour lequel cette élasticité restreinte du temps est en contradiction avec l’idée d’une histoire purement événementielle. Deuxièmement, pour notre historien, il faut non seulement étudier l’histoire dans son développement continu, mais aussi étudier les ruptures de structures qui font passer une génération d’un état social à un autre. Ainsi chez Anderson, l’importance des points nodaux, seuls croisements où peuvent s’effectuer des changements historiques importants. Troisièmement et enfin, Braudel ne pense pas qu’il y ait une seule histoire : « Il y a autant de façons discutables et discutées d’aborder le passé que d’attitudes différentes face au présent. » Manse Everard ne saurait penser autrement. Nous connaissons la passion d’Anderson à l’égard de l’histoire et c’est bien l’injection d’une dimension historique dans la science-fiction qui constitue le principal apport d’Anderson à cette dernière. « Son intérêt pour les toiles de fond historiques dans le cadre de la science-fiction lui a conféré une stature que la variété de ses premières œuvres ne lui avait pas permis d’acquérir. » remarque Sam Moskowitz en faisant référence à l’un de ses meilleurs romans les Croisés du cosmos. Mais loin de limiter l’intérêt de La Patrouille du temps à un simple jeu de paradoxes temporels, l’essentiel se porte sur l’étude de caractère du genre humain et son tableau des plus protéiformes. L’homme : voilà ce qui séduit Anderson au premier rang. Comment celui-ci se positionne individuellement et collectivement face à de nouvelles perspectives historiques ? Quelles nouvelles mentalités sont mises en jeu au regard du potentiel qu’offre le voyage temporel ? Quelles sont les forces humaines, les résistances déployées par les uns et les autres pour affronter la nouvelle donne d’une histoire revisitée ? Ainsi, derrière une trame rocambolesque parfois, faut-il saisir toute la dimension existentielle qui œuvre dans les méandres de cette discontinuité historique. En ce sens, Anderson se fait non seulement fin historien, mais aussi ethnologue, sociologue, psychologue, et parfois philosophe.
Narration
Le cycle « La Patrouille du temps » se compose d’une dizaine de nouvelles et romans, écrits entre 1955 pour La Patrouille du temps (The Time Patrol) et 1995 pour La mort et le chevalier (Death and the Knight). Quelque mille quatre cents pages s’étalent donc sur quatre décennies. Un cycle confortable qui pourtant faillit se voir allègrement tronqué des six derniers textes. En effet, quelques années après la publication des Chutes de Gibraltar (1975), l’intéressé déclare : « Je ne pense pas ajouter d’autres histoires au cycle car, pour autant que je puisse en juger, l’idée a maintenant été utilisée au maximum et je ne vois pas d’autres développements possibles. Donc, il me semble inutile de récrire à nouveau les mêmes histoires… » (Entretien accordé à Charles Moreau et Richard D. Nolane, in Les Abîmes angoissants de Poul Anderson, Éditions Casterman, 1982). Pourtant, huit années plus tard paraît Time Patrolman (1983), recueil contenant deux courts romans mettant en scène notre héros, suivis de quatre autres textes. Malgré le nombre relativement restreint de textes (onze au total), il semble néanmoins vain de tenter une quelconque classification chronologique interne (propre au temps des protagonistes), toute tentative se soldant par une chronologie tout aussi contradictoire et paradoxale que les événements intrinsèques au récit. À la lecture des premiers récits andersoniens, une première certitude se fait jour au lecteur : l’incomparable maîtrise de ce sense of wonder propre à l’âge d’or de la science-fiction. Plus que jamais ici se pose l’éternelle question de savoir si la littérature science-fictionnelle relève d’une littérature d’images ou d’idées. Les deux manifestement, la réflexion propre aux romans spatio-temporels étant ici parfaitement illustrée par une myriade d’images toutes plus enivrantes les unes que les autres. De la Mésopotamie antique du temps de Cyrus le Grand (Le Grand Roi), ou d’une Amérique précolombienne sous la menace d’une invasion mongole du temps de Koubilaï Khan (Échec aux Mongols) en passant par l’Europe centrale des Ostrogoths du IVe siècle de notre ère (Le Chagrin d’Odin le Goth) ou encore par la Tyr du Xe siècle av. J.-C. (D’ivoire, de singes et de paons), force est de constater que le décorum ne saurait manquer de diversité dans la mise en images des récits. En ce sens, nous ne pouvons que nous féliciter du talent andersonien à restituer les époques correspondantes. Sans didactisme aucun, les sites semblent resurgir à notre mémoire collective sans effort d’intellectualisation. La documentation est manifestement solide, et l’attachement de l’auteur à nous la restituer sous la trame narrative relève de l’évidence. Alors, tout serait-il pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ? Que pourrait-on bien reprocher à l’œuvre andersonienne ? Certains ne manqueront pas d’y voir une SF à la papa, stéréotypée, mais divertissante, anodine dans son écriture, mais néanmoins imaginative. Alors, faut-il accuser La Patrouille du temps de subir les affres du temps, d’être quelque peu “datée” ? Probablement pour certaines nouvelles, dont l’intérêt secondaire s’avère visible. Ces dernières reflètent davantage un pur divertissement, une simple récréation – fort palpitante au demeurant – en lieu et place d’un récit aux consonances réflexives voire métaphysiques, démarche d’autant plus regrettable que la thématique du time opera s’y prête a fortiori. Mais une telle critique ne semble fort heureusement concernée qu’une minorité de nouvelles, tandis que l’essentiel du cycle nous pousse à la réflexion, faisant en cela œuvre de démarche critique. Ainsi Le Chagrin d’Odin le Goth, la plus réussie à notre goût, délaisse-t-il le rythme frénétique, voire rocambolesque, rencontré ailleurs, pour laisser place à une œuvre plus intimiste, plus réflexive où la poésie mythique semble se confondre avec la rationalité de l’histoire.
Lecture
« On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve. » nous enseigne Héraclite. Tout change sans cesse. Et sans cesse la vie nous emporte. Le réel ne saurait donc être un socle stable et paisible puisque rien ne demeure jamais identique. Où nous mène le fleuve irréversible du Temps ? Si nous définissons le monde comme étant la synthèse de tout ce qui arrive, alors ce qui arrive dans le monde a-t-il un sens ? La science de l’histoire doit être interrogée dans sa capacité d’atteindre le sens profond du devenir de l’humanité. Peut-on en effet parler d’histoire sans réfléchir sur la logique et la finalité de celle-ci ? Enfin, si l’histoire a une raison, quelle place doit-on accorder à l’homme dans le développement de la rationalité historique ? Ces questionnements apparaissent en filigrane tout au long de l’œuvre andersonienne. Ainsi le roman que l’on s’accorde à considérer comme son chef d’oeuvre The Boat of a Million Years (1989), dans lequel nous suivons les péripéties d’un groupe d’immortels, depuis le IVe siècle av. J.-C. jusqu’à un avenir indéterminé, pose-t-il d’emblée les conditions pour un tel cadre réflexif. Dans les pages de ce « bateau d’un million d’années » – expression puisée dans un poème égyptien de la XVIIIe dynastie –, tout comme dans celles du cycle qui nous concerne ici, nous retrouvons les qualités critiques et artistiques de son auteur. À savoir une parfaite maîtrise dans la restitution d’autres époques, d’autres civilisations et des peuples qui s’y rattachent. Mais sous couvert d’une telle diversité d’époques et de lieux, c’est l’homme intemporel qui se manifeste plus que tout autre. En effet, quelle que soit la trame historique visitée, c’est toujours de l’homme et de lui seul qu’Anderson nous parle, sujet intrinsèquement monolithe dans son essence. Les protagonistes andersoniens se dévoilent à nous, plus humains que jamais, et ce, quelles que soient les périodes esquissées dans le cycle. Même le héros Everard ne saurait échapper à cet archétype, lorsque celui-ci décide de transgresser les lois de l’histoire pour son propre profit. « Humain, trop humain » nous enseigne Nietzsche. Les mêmes égoïsmes, les mêmes désirs, la même humanité transpirent tout au long de La Patrouille. Et c’est en cela que le récit de l’auteur mérite toute notre attention. Derrière les oripeaux d’une trame rocambolesque, aventurière, se dévoile un récit bien plus psychologique qu’il n’y paraît. L’âme humaine y est auscultée plus que de raison, autant dans sa grandeur d’âme que dans sa noirceur, faute de pouvoir saisir celle des Danelliens, dont peu d’informations nous parviennent. Anderson s’interroge ainsi sur la fonction du mythe et sa naissance. Le Chagrin d’Odin le Goth et Stella Maris revisitent ainsi les figures du mythe en nous propulsant aux fondements de l’un d’entre eux. Nous assistons, spectateurs privilégiés, à la genèse d’une figure mythologique, saisissant jalousement les notions d’archétype et d’éternel recommencement mis en lumière par l’historien des religions Mircea Eliade. Foisonnant et riche d’enseignements. Tant sur l’archétype du mythe que la psyché de l’âme. Au final, le lecteur ne pourra qu’être séduit par l’ampleur du cycle. Alors certes, certains récits fleurent plus ou moins bons la SF “old school”, certes, d’autres privilégient le pur divertissement sur toute autre considération, certes encore l’écriture se contente parfois de satisfaire à une stricte efficacité, mais voilà bien quelques griefs que l’on pardonne volontiers eu égard à tout le reste. Et quel reste ! Anderson s’avère être un conteur ô combien passionné par son sujet. Le sense of wonder opère indiscutablement, multipliant les images propices aux rêves et aux voyages, fussent-ils historiques. La thématique du voyage spatio-temporel est traitée avec intelligence, indépendamment des incontournables contradictions propres au genre. Mais surtout, in fine, sa remarquable maîtrise des enjeux historiques et la parfaite restitution qu’il en fait s’avèrent si contagieuses qu’elles nous invitent à poursuivre le voyage dans les contrées bien réelles cette fois-ci de nos livres d’histoire. Quelle plus noble perspective finalement ?